Au début, j’ai cru à une blague. Un canular brillamment orchestré par des vieux briscards de confrères, voire des magistrats qui me tendaient un coup fourré. Je suis resté silencieux, interdit, trop stupéfait pour que ce soit vrai. Mounira, ma vieille secrétaire qui a toujours décroché le téléphone comme on chante au karaoké, a passé sa tête déconfite et stupéfaite dans l’encolure de la porte qui sépare mon bureau de la salle d’attente. Visiblement, la blague ne passait pas. Personne n’y croyait donc c’était forcément véridique. Il n’y a que l’insistance et la gravité pour comprendre qu’une plaisanterie n’en est pas une. Le carnaval de Pourim était en avance cette année et j’allais jouer l’oncle Mardochée. Je venais d’être… Commis d’office !
– Bismilah, dis patron, qui c’est qui va me payer si tu joues les magasins ya’rebi ?
– Le samaritain Mounira, le samaritain. Écoute ma fille, ça fait partie des règles morales de ma profession. La déontologie, c’est ce qui différencie un avocat de toute autre profession, et on doit en être fier
– La déontologie ? Shkoune ada cette kah’ba ? Déjà, la’rsaf, je l’aime pas.
– L’Urssaf ma fille, l’Urssaf. Et, elle aussi ne nous aime pas.
Je venais d’être commis d’office par le Bâtonnier. Ca devait bien faire vingt balais que je ne l’avais pas été. Et ça, impossible de le refuser. Archi-impossible, même pas mal vu, impensable. Inacceptable. C’est comme la circoncision, tout le monde trouve ça arriéré et sanglant, mais personne n’y coupe. C’est la tradition. Mon bâtonnier, c’est la même. « Mimouni », qu’il m’a dit « il n’y a que toi pour t’y coller dans ce dossier. Je ne vais pas mettre un de ces puceaux du concours de la conférence. C’est la réputation du barreau de Paris qui est en jeu ! ». Quand il m’a raconté en quelques mots ce qu’il savait de la procédure, je lui ai conseillé un prêtre pour l’extrême onction plutôt qu’un baveux, mais il n’a rien voulu savoir… Du pénal un soir de pleine lune, il n’y a que Joe Mimouni pour accepter de partir au front, sortir l’imper Burberry et les boots Church’s pour aller tâter du dépôt qui pue la paire de Bata et le Lacoste. Rass’ra de métier. Chienne de vie. Fais chauffer la mercos et roule ma poule. Un bloc-notes, des cigarillos et un pack de Perrier pour l’ulcère, la légion d’honneur de mon métier. Manquaient que les makroudes, mais ça se mange peinard les makroudes, dans un canapé Chesterfield ou avachi sur la table un vendredi soir, pas sur la route à chercher un commissariat que le GPS du vieux Joe ne reconnaît pas. Donc un triangle crudité-thon des Bermudes chez l’épicier qui, me connaissant, m’a refourgué en douce de l’Alka Seltzer et me voilà pieds aux pédales à écraser l’accélérateur, direction la RN7. La route de Madison, ce sera pour ma prochaine vie.
Accueil glacial, ambiance service des soins palliatifs avec, de temps en temps, des mecs qui gueulent façon j’ai de l’autorité et je vais t’apprendre la vie, et des murs tendance bâtiment soviétique couleur moisissure assumée. Quant aux plantons qui enregistrent la plainte du quidam, c’est à peine s’ils ne les engueulent pas. Pas de doute, le service public de la Justice est bien une spécificité française. Mais courage, haut les cœurs, les jugements de la Cour européenne des droits de l’homme arrivent à la vitesse du Minitel. J’ai demandé, courtois mais ferme, l’OPJ de permanence et qu’on m’indique les toilettes. Je n’ai plus l’âge d’attendre et, sobrement, disons que je digère mal la mayonnaise industrielle. En ressortant, un grand gaillard m’attendait. Je l’ai regardé avec ses grosses pompes et son blouson Bomber, et je me suis demandé s’il ne rêvait pas toutes les nuits d’être chez NYPD plutôt qu’à Bobigny. Mais je n’ai rien dit et l’ai suivi, mon Tom Cruise francilien, en me demandant à quelle date avait-il bien pu naître en Picardie.
– Je vous présente votre client, Maître, vous avez trente minutes. Il n’y a plus de lumière ni de sonnette, mais tapez fort sur la porte, on viendra vous chercher. Vous avez besoin d’autre chose ?
– Un café serré avec une goutte de fleur d’oranger, on appelle ça du zhar.
La porte s’est refermée comme dans Fort Boyard quand on est content de laisser le candidat ou le collègue nager avec des serpents ou slalomer entre les rats. Pas de bol, le seul reptile qui m’effraie, c’est celui qui m’envoie mon avis d’imposition ou mes rappels de charges. Le reste, je m’en tamponne. La pièce était sombre et dégageait une insupportable odeur d’humidité. Comme toujours, depuis plus de vingt ans, j’ai cherché par réflexe une aération et la fenêtre la plus proche. Puis j’ai tiré une chaise branlante près du bureau, disons plutôt une chape de béton en lévitation, horizontalement fixée au mur. Je me suis rapproché doucement vu qu’il ne bougeait pas, la tête dans ses épaules et le buste recourbé. Le bonhomme n’était pas rassurant, amorphe, prostré. Puis il s’est redressé en inspirant longtemps. C’était donc lui qui avait mobilisé le bâtonnier et pour qui j’étais désigné. Antonin Benabou. Dix-neuf printemps. Il n’y a plus de saison pour l’infraction.
Antonin m’a raconté son histoire aussi posément que d’un ton meurtri, accablé. Le gamin était fou amoureux d’une jeune beurette qui le lui rendait bien, et ils s’étaient rêvés un avenir à la Disney. Le malaise, c’est que notre Aladin avait beau frotter sa lampe comme un damné, il n’était pas du bon royaume et ça posait un sérieux problème, à commencer par l’interdiction de l’idylle ferme et sans appel. Le père de la compromise avait fait valoir un veto qui pouvait se soutenir à coup de ceinturons et de lynchage collectif. Voilà pourquoi, au bout du feuilleton rocambolesque digne d’un Bollywood du 93, mon lascar a été chopé en train de vouloir incendier l’appartement où, pour l’occasion, seul le padre dormait. Je trouvais ça dingue qu’il puisse imaginer que la mort du vieux allait lui faciliter la dulcinée et, encore plus dément, qu’il imaginait arriver à embraser une barre d’immeuble avec le jerrycan de secours de son Austin mini. Il y avait du romantisme délirant dans ce Roméo et Juliette des années YouTube car, évidemment, la fille soutenait l’intrigant et le père voulait la peau tout le monde. Nous étions dans une parfaite comédie française, un prime-time au JT de Canal, un reportage sur Zone Interdite, et nous aurions pu éviter ce drame.
J’ai sorti un cigarillo et tiré une longue bouffée apaisante. Le petit était pétrifié, moins par mon mépris de la loi Evin que par ce qui l’attendait. En un rien de temps, TF1 allait monter une guerre des civilisations, le beau-père sortir de Tora-Bora et l’Elysée appeler au calme et inviter les parties à éviter l’escalade. Côté pénal, c’était pas plus joyeux. Tentative d’homicide volontaire avec préméditation et arme par destination. Jackpot de la correctionnelle et story-board de la peine d’emprisonnement ferme. Cinq ans bien pesés. Sur son CV, ça fera mauvais genre et, dehors, ça va caillasser… On allait peut-être un jour en faire un film, mais en attendant, les rushs étaient flippants. Il n’y avait rien de bon dans ce dossier et la folie amoureuse se plaide mal devant un juge d’instruction. On ne renfloue pas les caisses lacrymales d’un magistrat avec un béguin qui peut mal finir. Mais commis d’office ou pas, il faut le sortir. La prison n’arrangera rien et Joe Mimouni savoure les défis. Mimouni n’aime que l’impossible. Avocat libre. A vos calibres.
– Hmm… Petit, on va plaider grand. On va plaider non coupable. La légitime défense a peut-être un sens. Ton coup de folie était injouable, irréalisable. Tu le savais mais tu préférais tout perdre que la perdre.
– Et je vais m’en sortir ?
– Y a pas d’autre choix. On va bastonner et sortir l’artillerie lourde. Je te promets pas qu’elle t’épousera, mais en tout cas elle t’oubliera pas, jamais.
A suivre…
Joe Mimouni (d’après une idée originale d’Alain Granat)
Retrouvez les précédents épisodes de « Maître Joe Mimouni, Serial Lawyer »
NDLR : Pour des raisons déontologiques, la photo de maître Joe Mimouni a été remplacée par celle de son honorable (et néanmoins ashkénaze) confrère Benjamin Brafman © DR