Ce sont des photos rares et exceptionnelles pour leur valeur historique, préludes à celles prises en couleur par l’un des photographes attitrés d’Hitler, Hugo Jaeger, des juifs de Kutno au moment de leur évacuation forcée vers le ghetto instauré par les nazis dans cette ville de Pologne, en juin 1940. Elles sont l’œuvre d’un soldat de la Wehrmacht, Wilhelm Hansen, et ont été récemment découvertes par l’historienne Julia Werner au Musée juif de Rendsburg, en Allemagne.
Cette photographie fut prise le 15 juin 1940 par Wilhelm Hansen, un soldat allemand, lors de l’évacuation forcée de la population juive de la petite ville de Kutno, dans l’ouest de la Pologne (à une cinquantaine de kms de Lodz), vers un lieu situé à 3 kms de l’extérieur de la ville, choisi par les nazis comme ghetto. Ne laissant qu’une journée aux juifs pour quitter leurs logements majoritairement situés au centre-ville, les autorités allemandes les obligent à s’installer dans une usine de sucre abandonnée dont seuls deux bâtiments ne sont pas en ruine, laissant ainsi les 7000 juifs de Kutno dans une situation de détresse complète, s’installant pour la plupart à même le sol ou dans des abris de fortune, dans ce «ghetto à ciel ouvert».
Julia Werner souligne combien ces photos constituent un matériel exceptionnel pour l’étude de la «ghettoïsation» des juifs par les nazis. Dans un article publié sur le site de la Shoah Foundation Institute for Visual History and Education (University of Southern California), l’historienne note qu’il s’agit des très rares documents montrant le moment de l’évacuation forcée des juifs de leurs logements. Des photos d’autant plus importantes que leur auteur réalisa plus de 80 clichés au cours de cette journée, entre le «transfert» et l’arrivée des juifs de Kutno à l’usine de sucre désaffectée.
Sur cette photographie prise en Pologne en 1939 au moment de Noël, Wilhelm Hansen figure debout sur la gauche. Un an plus tard, il adhère au parti nazi. Passionné de photo bien avant la guerre, il était professeur de géographie, d’anglais et de français. L’historienne a pu retrouver certains de ses élèves, qui le décrivent comme un homme solitaire un peu «bizarre», l’appareil photo toujours à portée de main. Photographe amateur, il ne publiera jamais ses clichés, se contentant de faire quelques tirages pour les soldats de son régiment. Les photos furent découvertes par un collectionneur lors du décès de la soeur d’Hansen, qui les avaient conservées parmi plus de 800 autres tirages.
«Hansen a passé toute la journée à documenter ce déménagement forcé», explique Werner. «De ces photos, nous pouvons déduire qu’il s’est déplacé librement et n’a pas essayé de cacher son appareil». Analysant son travail, l’historienne note la distance entre le photographe et ses «sujets», souvent pris de dos, comme s’ils allaient disparaître. Avec la plupart du temps des vues de groupes, homogènes, se déplaçant dans une même direction, gommant toute individualité ou particularité. Contrairement aux portraits pris quelques semaines plus tard, en couleur cette fois-ci, par le photographe Hugo Jaeger dans le ghetto de Kutno.
Mais ce que note aussi Julia Werner, c’est l’absence totale, dans ces clichés, de la moindre manifestation de violence lors de ces évacuations forcées. Quasiment aucun ne montre de soldats allemands, encore moins des actes de terreur, comme si la vision du soldat-photographe perpétuait celle des génocidaires nazis : la déshumanisation totale de leurs victimes.
Afin de «contrebalancer» cette vision, l’historienne a complété son travail d’analyse et de recherches avec des interviews des rares survivants du ghetto de Kutno, qui fut liquidé en 1942. Les nazis déporteront vers le camp de Chelmno ceux de ses habitants qui n’étaient pas morts de faim ou tombés sous les balles de leurs gardiens, comme le rapporte l’un des témoins, Gordon Klasky : «J’ai vu un frère juif être abattu, de mes propres yeux. Il s’est approché trop près des barbelés, et le garde l’a tout simplement abattu. Je ne l’oublierai jamais.»
Par les voix et témoignages des survivants que Julia Werner a pu recueillir, ce sont toutes les individualités de ces hommes, femmes et enfants martyrisés par les nazis qui ressurgissent. C’est aussi toute la violence et l’horreur qu’il faut deviner derrière ces photos des juifs du ghetto de Kutno.
Alain Granat
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© Photos : Wilhelm Hansen / Source : Jüdisches Museum Rendsburg in der Stiftung Schleswig-Holsteinische Landesmuseen Schloss Gottorf
Article publié le 27 août 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop