Beat Generation : Ginsberg hors d’Allen au Centre Pompidou

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Le Centre Pompidou célèbre actuellement les « clochards célestes » de la Beat Generation. L’occasion pour Jewpop de rendre hommage à l’un d’entre eux, le poète Allen Ginsberg (1926-1997). Sexe, drogue, parole poétique et politique, voyages au bout du monde… avec ses amis (et amants) Jack Kerouac, William Burroughs, Neal Cassady et tant d’autres, il fit feu de tout bois pour secouer l’Amérique conformiste et sclérosée d’Eisenhower et de McCarthy. La jeunesse hippie l’érigea en chantre de la contre-culture. Suivons la route d’un immense créateur et agitateur du XXe siècle !
 
« This is the Beat Generation » : par un article du New York Times daté du 16 novembre 1952, la Beat Generation s’invite sur le devant de la scène. De quoi s’agit-il au juste ? Tracer les contours de ce mouvement n’est pas une mince affaire. On doit son nom au junkie, prostitué, cambrioleur et néanmoins écrivain Herbert Huncke. À la fin des années 1940, il précipite William Burroughs dans les affres de l’héroïne, et Ginsberg dans une cellule de prison (pour complicité de trafic de stupéfiants). Au bout du rouleau, il lance à Jack Kerouac son fameux  « I’m beat, man ! ». Comprenez abattu, fauché.
 

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Une jeunesse « dans la dèche », certes, « mais remplie d’une intense conviction » ajoute Kerouac, qui associe également le terme « beat » au mot français « béatitude ». Qu’elle soit battue ou béate, cette génération est indéniablement animée par le beat (pulsation) du jazz, star des milieux interlopes fifties. Gregory Corso, quant à lui, balaie notre tentative de définition d’un revers de manche : « La Beat Generation, ça n’existe pas ! ».
 
Qu’en pense Allen Ginsberg ? Plus encore que la contestation des valeurs de l’Amérique, le socle du groupe, selon lui, c’est le « lien entre le plaisir et l’art, la notion d’amitié ». Nous y voilà ! La Beat Generation, c’est avant tout une bande d’amis en quête d’explorations nouvelles, qui voyagent ensemble, s’admirent et s’influencent mutuellement, créent des œuvres à plusieurs mains (notamment le mythique Pull my Daisy, réalisé par Robert Frank en 1959 d’après un texte collectif de Kerouac, Ginsberg et Cassady). On retrouve une partie de la petite clique dans le cultissime Sur la route de Kerouac. Ginsberg y déambule sous les traits de Carlo Marx.
 

Young Ginsberg

 
L’aventure de la Beat Generation commence à New York en 1943. Dissimulé derrière une épaisse monture de lunettes, un étudiant timide venu du New Jersey débarque à la Columbia University. Il assume encore mal son homosexualité. Fils de Louis Ginsberg (socialiste, professeur de lettre, poète) et de Naomi Levy (émigrée russe communiste), Allen Ginsberg est fermement décidé à devenir avocat pour défendre la cause des plus démunis. Pourtant, une série de rencontres va rapidement l’éjecter de sa trajectoire. Son voisin de palier, le futur éditeur Beat Lucian Carr, lui présente Jack Kerouac et William Burroughs. Le cercle s’élargit à folle allure.
 
Initiation littéraire, défonce, découverte du bouddhisme, cheminement existentiel… Ginsberg sort de lui-même et joue rapidement un rôle moteur au sein du groupe. Il aide et encourage ses amis dans leurs premiers pas d’auteurs (notamment Burroughs, englué dans la rédaction de son célèbre Festin nu), devient leur agent, s’investit sans compter. Pendant plusieurs décennies, il les immortalisera sur des photographies légendées de sa main. On en découvre une quarantaine  au Centre Pompidou : Jean-Jacques Lebel, co-commissaire de l’exposition, rappelle à cet égard que Ginsberg fut aussi la mémoire de la Beat Generation.
 

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En 1954, il s’installe à San Francisco et rencontre l’homme de sa vie, le poète Peter Orlovsky. C’est dans cette ville en pleine effervescence artistique, vivifiée par un vent libertaire, qu’il déclenche l’événement fondateur de la Beat Generation.
 
Le 7 octobre 1955, à la Six Gallery, il lit la première partie de Howl (Hurlement), son dernier poème. « J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre ». Dès les premiers vers, Ginsberg se mue en performer charismatique. Porté par les applaudissements, les cris et les larmes d’un public électrisé, il déclame ce long poème en prose à l’écriture elliptique, rhapsodie rythmée comme un chorus de Lester Young. Drogue, (homo)sexualité, pauvreté, angoisses et extases sont tour à tour évoquées dans un caléidoscope de visions crues. Sans concession, Ginsberg assigne au banc des accusés une Amérique/Moloch qui dévore ses propres enfants.
 
Publié en 1956 par Lawrence Ferlinghetti, Howl and other Poems subit l’année suivante de multiples assauts : après la saisie de 500 exemplaires par les douanes américaines, Ferlinghetti est arrêté et inculpé pour publication d’écrits obscènes. Mais l’American Civil Liberties Union et le monde littéraire se mobilisent et obtiennent gain de cause. Les pourfendeurs de la censure jubilent. Du jour au lendemain, Ginsberg devient le poète américain le plus célèbre de son temps. La Beat Generation est propulsée sous le feu des projecteurs.
 

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Lorsque le verdict du procès tombe, Ginsberg roucoule à Paris avec Peter Orlovsky. Fauchés comme les blés, les deux amants s’installent au 9, rue Gît-le-Cœur, dans une pension miteuse puis mythique. Entre 1957 et 1963, le «Beat Hotel» héberge tous les grands noms de la Beat Generation, grâce à la bienveillance de Madame Rachou, sa truculente tenancière. Attablé à la terrasse du Sélect, boulevard Montparnasse, Ginsberg commence à rédiger Kaddish, son deuxième chef-d’œuvre. Écrit sous amphétamines, ce poème bouleversant relate la descente aux enfers de la mère d’Allen, Naomi, jalonnée de crises de paranoïa et de séjours en hôpital psychiatrique.
 
Dans la ville lumière, Ginsberg croise plusieurs figures de proue de la modernité française (Henri Michaux, Céline…). Au cours d’un dîner légendaire, sous le regard amusé de Man Ray, il s’agenouille devant Marcel Duchamp pour embrasser sa jambe, tandis que Gregory Corso découpe la cravate de l’artiste. Malgré ces rencontres hautes en couleur, Paris déçoit Ginsberg : « Poétiquement, il ne se passait rien, et ils étaient très conservateurs et très fiers d’eux ». Politiquement, c’est encore pire : le poète Beat s’insurge contre la guerre d’Algérie, dont la brutalité envahit les rues de la capitale.
 

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De retour aux États-Unis, il lutte contre une autre guerre, celle du Vietnam, en participant à de nombreux rassemblements pacifistes (notamment à Chicago en 1968, aux côtés de Jean Genet et de William Burroughs). Son activisme politique transperce les frontières et le rideau de fer. En 1965, il est expulsé de Cuba, puis de Prague pour avoir prôné la dépénalisation de l’herbe et du LSD, ainsi que l’arrêt de la répression (y compris de l’homosexualité). Pendant ce temps, le FBI amasse sur lui un dossier aussi épais qu’un Double Big Mac ! La décennie suivante, l’icône du flower power rejoint le mouvement antinucléaire, ce qui lui inspire Plutonium Ode (1978).
 
Nourri par des poètes comme Whitman, Blake, William Carlos Williams et Rimbaud, ainsi que par le jazz et la peinture de Cézanne, Ginsberg a inspiré à son tour de nombreux artistes. En témoignent deux œuvres exposées au Centre Pompidou : un collage de Wallace Berman, Untitled (Allen Ginsberg) (1960) et l’installation d’Allen Ruppersberg, The Singings Posters (2003), inspirée par Howl. Citons également les liens puissants qui unirent Ginsberg au monde musical, de Stockhausen à Patti Smith, en passant par Lou Reed, John Lennon et Paul McCartney.
 

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Dans Don’t Look Back, de Donn Alan Pennebaker (1967), on aperçoit Ginsberg en prophète facétieux, agitant un bâton de pèlerin dans le dos de Bob Dylan. Laissons à l’auteur de Blowin’ in the Wind le mot de la fin : « Ginsberg est à la fois tragique et énergique, un génie lyrique, un écumeur d’aventures extraordinaire et il est probablement le poète qui a le plus influencé la poésie américaine depuis Walt Whitman ».
 
Ilka Lemberg
 
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L’exposition Beat Generation se tient au Centre Pompidou à Paris jusqu’au 3 octobre 2016 de 11h00 à 21h00 (nocturne le jeudi jusqu’à 23h). Tarifs : 14€ / TR 11€

 
Beat Generation, New York, San Francisco, Paris, catalogue de l’exposition, sous la direction de Philippe-Alain Michaud, Éditions du Centre Pompidou (304 pages ; 44,90 €)
 
© visuels et photos : DR (photo de une, Wallace Berman, Untitled (Allen Ginsberg), 1960 / Burroughs et Kerouac en 1953 dans l’appartement de Ginsberg à Manhattan / Hal Chase, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William S. Burroughs à New York en 1944 / Allen Ginsberg et Peter Orlovsky / Allen Ginsberg devant un portrait d’Arthur Rimbaud et l’affiche partiellement recouverte d’une exposition Cézanne, dans la chambre 25 du Beat Hotel, 9 rue Gît-le-Coeur, Paris, VIe arr., 1957 ; photo Harold Chapman / Ginsberg, Burroughs et Genet pendant la marche de Chicago en 1968 / Michael Mc Clure, Bob Dylan, Allen Ginsberg en 1965 ; photo Harold Chapman)

 
Article publié le 19 août 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop

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