« Nous déclarons qu’il est permis de prier avec les transgresseurs. »
(extrait de la liturgie des jours redoutables)
Et puis ce moment où la dernière feuille du calendrier, mourant à l’automne, se pose sur le sol ; où le nouvel agenda renvoie aux oubliettes les rendez-vous de l’année passée. Table rase.
Mais pour les natures nostalgiques, conserver ces cahiers couverture de cuir et ces pages de dates striées, appellent, un soir futur, à s’asseoir et parcourir ces notes fossilisées. Les lire ; et une phrase dit à quel point, dans le réel, la profondeur d’un événement ne subsiste qu’en écume griffonnée avant le coucher. Plus que cette désillusion inévitable pour qui est à même de comprendre, c’est la béance, entre la vérité du vécu et les mots pour le décrire, qui sera vertigineuse. Faire table rase n’exempte pas de cette tristesse : la béance désignait le souvenir.
Dans « Le livre de la vie », recueil de sept nouvelles, publié aux éditions Albin Michel, Stuart Nadler explore ce vertige, où, comme dans un album-photos familial qu’il dévoilerait aux lecteurs, les pages se tournent sur des vies jaunies. Stuart Nadler, en écrivain, met à jour la complexité des affects, qu’ils soient amicaux, amoureux, ou familiaux, dans le judaïsme américain contemporain.
Entre infidélités feutrées, relations filiales distendues, fin de vie – situations assez banales que scanderait chaque existence – chaque nouvelle évoque avant tout l’incommunicabilité et son cortège de solitudes. Prenant pour décor la Côte-Est, les pages fleurent bon l’automne, bien que la première ouvre sur le Rosh Hashanah, et la dernière nouvelle ferme le recueil à l’approche de cette période.
C’est que « Le livre de la vie » file le cours de l’année, et l’idée de cycle s’impose naturellement : d’une jeune femme dans la fleur de l’âge, pour la naissance, à un vieil homme dont la vie s’achève, pour la conclusion. Dès lors, qui sait regarder, verra, dans la contemplation des arbres qui se dénudent, le symbole de ce qui a été et sera de nouveau. Le motif est, certes, classique. Une telle approche, lestée d’un titre tendance pompeux-pompier, pourrait rebuter. « Déjà-vu, s’écriera-t-on ! Qui écrira pareille redite ? Tuons des arbres pour la littérature, mais, à ce moment-là, autant rééditer quelque célébrité ou plume aguerrie ! ».
Pourtant, il y a de la magie dans ces nouvelles. La simplicité des situations est magnifiée par le style de Stuart Nadler. C’est qu’en deux mots, un être naît ; et, en un paragraphe, fulgure l’intensité d’une décennie. Le texte joue de la trame du temps comme les aiguilles d’une horloge détricotent l’apparence des personnages. Écartant les clichés de la névrose et de l’hystérie – les vieilles superstitions new-yorkaises ont la vie dure, n’est-ce pas ? –, le texte crépite de tous ces anciens non-dits qui empoisonnent une relation, de tous ces « j’aurais peut-être pu, ou dû » qui témoignent de l’impuissance des êtres humains à pouvoir jamais se rencontrer vraiment.
Bien sûr, les peaux se touchent : d’un baiser, d’un coup de poing. Pourtant chacun reste prisonnier du personnage imposé par les habitudes de l’existence. La norme de la relation père-fils écarte-t-elle une seule fois la complicité, car l’ambiguïté admiration-rivalité pervertit le lien filial ? Alors, père et fils sont de suite condamnés à l’ignorance réciproque. La méfiance détruit le monde. Et, c’est dans l’arrachement à la gangue de la mesquinerie quotidienne – fichue mauvaise foi ! – et la capacité à renouer le fil rompu avec l’existence, que surgit l’émotion de la vérité.
(Il est difficile de faire aimer un texte que l’on aime, celui qui a su nous toucher. Peur d’être dépossédé de cette part intime que l’on rêverait exclusive ? Crainte que l’émotion parasitant le petit travail de réflexion, la main tremble du souvenir ému qui perce malgré tout ? À vous de le dire.)
Jonathan Aleksandrowicz.
Stuart Nadler, « Le livre de la vie ».
Albin Michel. 274 pages. 22€
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