« Ce livre est une fiction qui s’inscrit dans un contexte historique réel. Certains personnages ont existé. D’autres non. »
Comment exprimer l’indicible ? Comment traduire par des mots, toujours trop vains, la faim, le froid, la peur ? Comment rendre romanesque la vérité nue ? Comment poser le voile de l’élégance littéraire sur l’infinie barbarie ? C’est à ces impossibles que s’attèle Franck Balandier dans « Le Silence des rails » (Éditions Flammarion) avec une justesse bouleversante, celle de la fiction, qui sait transcender le témoignage pour tisser une parole universelle et intemporelle, pour que l’insoutenable ait au moins la décence de nous dire quelque chose de notre ici et maintenant.
Alsace, 1942. Le sinistre refrain des ombres. Du tumulte parisien, la vie d’Etienne bascule dans l’horreur. Une arrestation, comme les autres, comme les six millions d’autres, sans motif, sans cause, sans raison, si ce n’est celle d’avoir eu l’audace d’être. Un emprisonnement au camp de Natzwiller-Struthof et la singulière banalité d’une forme cousue sur un pyjama : un triangle rose, symbole absurde d’une prétendue infamie. Et ensuite ? L’urgence aigüe de la survie, coûte que coûte. Trente mois d’une tragique comédie jusqu’à la débandade des nazis. Franck Balandier nous livre l’inenvisageable quotidienneté d’un monde où Dieu est trop absent. La mort, l’odeur, le sang, la fumée, les exécutions, le champ lexical de la monstruosité que l’auteur manie sans le moindre pathos, sans la moindre posture, mais toujours avec cette volonté farouche d’apposer des phrases pour désigner la glaçante réalité. Il fait preuve d’une grâce virtuose pour définir le désespoir, plus bouleversant encore parce qu’il affiche sa discrétion : « Rien que des larmes de givre. Seulement des cristaux. La nuit dure trop longtemps. Ce matin. Je crois bien qu’il n’y a plus de matins. ». Les jours glissent sans substance, dans l’hiver et la nuit. Son personnage devient, en outre, l’objet d’expérimentations médicales, pour aller plus loin encore dans la désacralisation de la chair, dans l’appropriation de l’Autre qui n’en est plus un. Mais malgré tous les malgré, Etienne survit, si tant est que ce mot puisse encore avoir un sens lorsque autour, il n’y a que néant, lorsqu’il est même trop tard pour le cauchemar. Etienne survit car il conserve la force irrépressible de l’imagination, de la vision, et celle aussi de l’ironie du drame, clairière dans la forêt profonde : « Nous avons les couleurs de votre imaginaire. Nos pavillons sont de complaisance. Nous naviguons dans nos tenues rayées selon un code maritime où les règles de courtoisie n’ont à rendre compte que de nos morts prochaines. ».
Génuflexion, Elévation, Consécration, Bénédiction, Ite missa est, autant de titres de chapitres pour dire la grammaire du corps, pour crier le silence de l’errance et de la folie, dans une fiction qui révèle plus qu’elle ne travestit. Franck Balandier s’exprime dans une langue tendue vers l’impensable, l’inconcevable, l’intolérable, il réussit pourtant à la rendre sublime, aussi claire qu’animale. Mais surtout, ces 211 pages nous rappellent, plus que jamais, que les triangles roses, rouges, bordeaux, que les étoiles jaunes et autres douleurs bigarrées, partageaient les mêmes trains. Et que ce matricule de leur différence, marquant à tout jamais leur chair, doit aujourd’hui, s’inscrire dans nos esprits pour devenir symbole de notre indéfectible soutien. Franck Balandier signe un ouvrage d’une intemporalité infiniment nécessaire.
Marie R.
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Article publié le 14 février 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop
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