Lundi dernier, ma boss me l’a foutu dans les pattes. Elle me l’a jeté dans les bras comme un dossier pourri. En refermant la porte, elle m’a quand même souhaité «Bon courage. Vous verrez 5 jours ça passe vite». En face de moi, pantalon slim trop serré, chemise blanche et baskets dernier cri, Noam, 14 ans, stagiaire de 3e.
Lundi : il est 11h. Noam est dans mon bureau depuis 2 heures. Il m’a déjà followé sur Twitter, envoyé une demande Ruzzle, checké nos amis communs sur Facebook. Une fesse sur mon bureau, il me parle, les yeux rivés sur son iPhone. «On est de la même famille c’est sûr. Sinon, t’es pas la sœur de Shirley Benizri ?». Quand je lui demande ce que j’ai pu faire pour qu’il se sente permis de me tutoyer, il me répond, désarmant, «entre feujs on ne va pas se dire ‘vous’ sérieux ?». J’envoie un mail à ma boss : «Dois-je gérer le stagiaire pendant toute la période d’observation du monde de l’entreprise ?».
Mardi : 10h30, je n’ai toujours reçu de réponse de ma boss. J’explique à mon stagiaire-boulet le fonctionnement de la photocopieuse. Adossé à la machine, aussi intéressé par mes explications qu’Aymeric Caron devant un boucher charcutier lyonnais, Noam m’explique : «Moi je voulais faire un stage chez Cyril Hanouna. Sérieux j’adore ce mec. Il est trop darka. Son émission ça tue quoi. Je kiffe quand il dit «tu sors ! tu sors !». Mes collègues qui passent dans le couloir rient sous cape pendant que je rejoins mon bureau, avec derrière moi un Noam qui me montre comment on peut marcher tout en faisant la danse des sardines.
Mercredi : Après une expertise chez un client, Noam me supplie d’aller déjeuner dehors pour une fois. Pendant qu’il avale son deuxième burger dans un boui-boui casher du XIXe, j’envoie un texto à ma boss «Merci de me dire si un de mes collègues peut gérer le stagiaire demain et vendredi».
Noam : t’as pas faim ?
Moi : c’est pas très bon.
Noam : t’as plus d’appétit pour les crevettes de la cantine.
Moi : dis donc, de quoi je me mêle !
Noam : c’est assour. Comment tu fais pour manger des crustacés ?
Moi : t’as jamais mangé de crevettes ?
Noam : non, je suis juif.
Moi : si tu es juif c’est pas parce que tu ne manges pas de crevette. Le fait de ne pas manger de crevette, c’est la conséquence de ton identité, pas la cause. Moi je suis juive et je mange pas casher.
Noam : y a pas de quoi être fière.
Moi : y a pas de quoi avoir honte non plus.
Noam : ma mère si elle me voit manger des crevettes, elle me tue !
Moi : moi aussi. C’est comme ta Magen David autour du cou. C’est pas ça que t’aurais dû prendre en XXL, c’est ton tee-shirt, t’es tout boudiné. Tu sais Noam, la laïcité, le culte qui appartient à la sphère privée, les signes ostentatoires interdits, tu devrais réviser un peu tout ça.
Noam : ma Magen David est toute petite comparée à certains trucs.
Moi : comme quoi ?
Noam : l’antisémitisme par exemple.
Jeudi : je tente en réunion de refiler le stagiaire. «J’échange un Noam très peu servi, contre deux jours de RTT. Personne ? C’est une affaire !». J’ai autant de succès qu’Alain Soral animant une conférence pendant les festivités de Lag Baomer. Un peu comme ma mère à l’approche des fêtes de Pessah, je profite de Noam pour faire tout ce qui me saoule d’habitude. Me rendant compte qu’il est descendu il y a 45 minutes pour archiver 3 dossiers, je gaule le petit au 3E sous-sol en pleine conversation avec la stagiaire de 3E du département «Ressources humaines».
Noam : elle (il parle de moi) me kiffe. Elle me file vachement de responsabilités. Demain je vais en rdv client. Ouais, seul bien sûr.
Moi : dis donc Mark Zuckerberg, je t’attends pour commencer la réunion ! L’action de la boîte est en train de chuter. Si tu n’inverses pas la tendance, on va mettre la clé sous la porte !
Une fois dans l’ascenseur :
Noam : tu m’as cassé mon coup là !
Moi : je suis heureuse de voir que sur les filles, t’es moins regardant que sur la casherout.
Noam : elle est feuj, je te dis ! Elle va à l’École alsacienne. On a plein de copains en commun.
Moi : ben c’est cool, comme ça tu pourras tous les inviter à votre mariage en l’Eglise Notre Dame de Neuilly. Quand les familles Botbol et Chaigne-Monplaisir vont se rencontrer, je veux pas rater ça. Tu connais beaucoup de Quitterie juive toi ?
Vendredi : pour la première fois en 5 jours, Noam arrive à l’heure. Il me tend un café. Je le regarde d’un œil sceptique. Ne se laissant pas démonter, il m’explique : «Voilà, j’ai fini mon rapport de stage. J’espère qu’il vous conviendra. Je l’ai transmis à votre supérieure. Je vais finir l’archivage. Comme le portable ne passe pas au 3e sous-sol, vous pouvez me joindre au poste 20 33».
En le regardant s’éloigner, je me dis que ce petit con a bel et bien 14 ans. Un jour avant la fin, il se met à être parfait comme un élève 15 jours avant le conseil de classe du 3E trimestre. Dans la foulée, je reçois un mail de félicitation de ma boss avec la photo de la case «observation» du rapport de stage de Noam, où il a écrit « J’ai énormément appris au cours de ces 5 jours. Madame … m’a permis de comprendre les rouages de l’entreprise. Avec patience, elle a su m’aider à tirer profit de cette période trop courte, qui restera sans doute la genèse de ma future vie professionnelle ».
J’appelle le 20 33.
Moi : t’as pas écrit ça tout seul ?
Noam : c’est mon père.
Moi : ça fait un peu beaucoup. Ils vont croire qu’on a eu une aventure.
Noam : lahister !
Moi : je te remercie de ta franchise. Bon écoute, ma boss m’a félicité donc j’imagine que c’est bien.
Noam : c’est normal, faut s’entraider… entre feujs.
The SefWoman
Ma philosophie se situe entre « A Kippour tout le monde pardonne, sauf moi » (Raymond Bettoun) et « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple » (Woody Allen)
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Article publié le 3 avril 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop