On occulte souvent que le judaïsme, dans l’attente de son sauveur, a connu plus de prédicateurs autoproclamés «Messie» que les autres religions du Livre. Si le débat est insoluble concernant la personne et le rôle du rabbin de Nazareth, bien des personnalités troublantes ont prétendu à la messianité et, à chaque fois, la communauté s’est profondément divisée. C’est ce que Charles Novak raconte avec talent et au prix d’une démarche rigoureuse aussi sociologue qu’historienne dans sa thèse exhaustive sur Jacob Frank, le faux messie, disséquant le mouvement qui a marqué l’histoire juive européenne, ses prémices, sa consécration et toutes ses dérives.
«Le mouvement Frankiste fut révélateur des soubresauts et des déchirements de la vie juive dans le monde ashkénaze, au cours du 18ème siècle : pogroms, communautés décimées, tentation de l’assimilation ou de la résistance face au monde chrétien, misère sociale, non partage du savoir rabbinique ou orthodoxie». C’est ainsi qu’un sauveur immédiat était ardemment attendu. Un messie qui viendrait alimenter cette quête impérieuse d’une rédemption immédiate du judaïsme polonais. C’est ainsi que l’ouvrage de Charles Novak vient offrir un éclairage nouveau sur un judaïsme méconnu où une partie importante des juifs d’Europe de l’Est vont suivre Jacob Frank dans une pérégrination intellectuelle plus mystique que celle initiée par Sabbataï Tzvi, un siècle auparavant. Une nouvelle secte est née, dont la problématique consiste à militer pour l’émancipation des Juifs par «la transgression volontaire et extrême de la Loi juive» selon l’auteur qui s’éloigne alors des analyses de Gershom Scholem considérant le Frankisme comme un seul mouvement du nihilisme. C’est en réalité, écrit Novak, l’histoire d’une secte qui émerge face à l’invasion ottomane et un christianisme européen morcelé, par une course effrénée à toutes les déviances et l’hérésie érigée en culte. Jacob Frank va séduire et réussir là où Sabbataï Tzvi avait échoué, attirant les juifs abandonnés par la tradition talmudique et gangrenant les chrétiens convaincus par une reconnaissance de la Trinité et du Christ, car la victoire du Bien sur le Mal ne peut passer par l’abrogation de la Loi juive.
C’est à Smyrne, vers 1750 que «Jacob Leibowitsch Frank dit avoir vu en rêve, Elie et Jésus lui ordonnant de revenir en Pologne». Au mépris du rabbinat local et de sa famille qui exigent son exclusion pour ses activités subversives, il prêche sans répit et rassemble de plus en plus de fidèles. Le credo imparable de la thèse Frankiste que l’auteur analyse en détails est un résumé cinglant : «Pour monter bien haut, il faut d’abord descendre bien bas.» En d’autres termes, le salut ne viendra que par la dépravation, dans une société où ne règnera que le vice. C’est alors un judaïsme transgressif et orgiaque qui va se développer sous l’égide de Jacob Frank, messie autoproclamé. Les sabbataïstes et les frankistes sont paradoxalement fidèles au judaïsme mais, pour eux, c’est le Talmud qui empêche de comprendre la réalité et le véritable sens de la Torah, un véritable sens qui est inversé. Jacob Frank a alors instigué un culte de la rédemption par le péché et un combat permanent où il s’agit de promouvoir la lutte contre le Mal par le mal. Ainsi écrit Novak, «si la Torah se lit à l’envers, les fêtes se font à l’envers : à savoir dans la transgression». Le 9 Av n’est plus une fête de deuil commémorant la destruction du Temple. Au contraire, les frankistes l’ont transformé en fête de joie, car selon eux, la destruction du Temple a été un formidable moyen de se disperser dans le monde. Tout est alors prétexte à détournements, à une ivresse de toutes les dérives car «la Rédemption se trouve dans la transgression de la Loi et de toutes les Lois». Apologie permanente des plus dangereuses extrapolations pour fuir la lecture talmudiste et les élites juives qui ne partagent pas le savoir et n’ont pas compris le message divin. Comme l’auteur le résume parfaitement, pour l’idéal Frankiste, «la vraie histoire de la Bible se lit à l’envers : les bannis sont les vrais héros, et les faux héros sont les bannis des temps futurs». En toile de fond, des disciples et des missionnaires du Frankisme qui embrasent une Europe qui devient nationaliste, quand les empires se fragmentent et que l’État-nation apparaît pendant que l’Église recule.
Entre la tentation de l’assimilation et celle du hassidisme, Jacob Frank a tiré parti de la souffrance juive d’Europe de l’Est et des Balkans par un messianisme hérétique, allié à une chrétienté dévoyée. Né dans une époque terrible pour le judaïsme ashkénaze, il a offert une réponse mystique dépourvue de tout encadrement et de toute rationalité qui a su convaincre et rallier des foules de Roumanie, Pologne, Hongrie méridionale et Bulgarie, Serbie et Croatie, jusqu’aux plus hautes instances. Comme l’auteur le précise, «c’est en quelque sorte un marranisme moderne au sein même du christianisme, de la noblesse et du judaïsme» qui a perduré, entre clandestinité et réseaux d’espionnage infiltrant les familles royales, les loges et la Révolution française. Entre illuminisme et occultisme, on peine à comprendre pourquoi le monde juif religieux et les historiens ont accordé si peu de place à l’étude de cette particularité pourtant troublante où les tentatives de ramener le peuple vers la Jérusalem céleste ont échoué dans un bain de sang, une crise de mysticisme sans précédent ou des conversions en masse à l’islam ou au christianisme. Jacob Frank restera une énigme, un faux messie légendaire aux agissements lourds de conséquences sur le dévoiement de la Kabbale et la mutation des identités nationales comme des communautés juives d’Europe centrale.
Jérémie Boulay
Jacob Frank le faux messie, déviance de la kabbale ou théorie du complot, de Charles Novak (Editions L’Harmattan, 19, 95€)
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Article publié le 11 mai 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop