"Les juifs américains" d'André Kaspi

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«Un américain a toujours deux patries, celle qu’il a quittée et les États-Unis». De ce postulat, le Professeur André Kaspi, l’un des plus éminents historiens de l’Amérique du Nord, offre une brillante analyse de la place des Juifs dans la société américaine. Immigration, intégration et perspectives du rêve américain sous le prisme d’une communauté juive aux cent organisations et mille visages. Loin des clichés encore tenaces sur l’influence du lobby ou du vote juif, André Kaspi dresse d’une ville à l’autre un portrait sans concession ni parti-pris des forces et faiblesses d’une spécificité historique. A l’Ouest, tout est nouveau, ou comment une terre de l’incroyance et un lieu de perdition sont devenus la terre d’asile la plus réussie.
 
«Les États-Unis rassemblent 40% des Juifs de notre époque». Il n’y a pas un bouleversement économique ou politique qui n’ait pas entraîné une immigration du vieux continent vers les Etats-Unis qui, à l’origine, imposent des quotas draconiens et les restrictions les plus sévères. Jusqu’à ce que 80% des juifs d’Europe centrale, fuyant pogroms à répétition, la misère et des massacres inouïs, désertent le shtetl pour le borough et troquent le shtreimel pour la casquette de base ball. Ils deviennent alors les seuls non-chrétiens à opter pour l’installation définitive. L’identité juive va survivre, «un argument est décisif : en Amérique, il n’y a pas de tsar». Le Juif émigre en famille, transporte violon, dynamisme et savoir-faire. États-Unis, État refuge. Le développement américain ne laisse personne sur le bord de la route 66. La déferlante des vagues successives d’immigration va alimenter l’évolution d’un Etat qui se construit dans un mouvement permanent. Tous vont alors bénéficier de l’expansion des libertés religieuses, de l’ouverture à la concurrence, de la frénésie ambiante et de toutes les énergies positives et successful autour d’un libéralisme sans précédent ni commune mesure. La communauté juive devient une composante humaine qui excelle dans la méritocratie, maîtrise la langue, jouit de tous les codes ou usages, intègre les clubs et participe à l’essor d’une société postmoderne. Voici comment la culture juive va devenir un héritage américain.
 

 
Aux États-Unis, on a coutume de dire que les deux partis politiques qui s’alternent sont de droite. C’est donc en toute logique qu’au pays des excès et des extrêmes, la communauté juive a excellé et rejeté toute tentation centriste. L’intégration a entraîné la disparition des cloisons et l’optimisme, la révolution des différences. De là, les ultra orthodoxes ont poursuivi leur survie en solitaire tout en côtoyant les conservateurs, réformés, ultralibéraux, reconstructionnistes, humanistes… Dissidences des dissidences, tout est dissidence. André Kaspi dissèque le panorama historique et toute la chronologie des révolutions cultuelles d’un «judaïsme américain étonnamment émietté», éclaté en «d’innombrables dénominations» et pratiques. La «protestanisation» des juifs américains est incontestable et révélée par la déclaration de Pittsburgh en 1885 qui fonde la réforme : «nous ne nous considérons plus comme une nation, mais comme une communauté religieuse et, par conséquent, nous n’espérons ni un retour en Palestine, ni le culte ou les sacrifices sous la direction des fils d’Aaron, ni la restauration d’aucune des lois concernant l’État juif». Ferme mais souriant, radical mais assumé comme le veut l’American way of life, la résolution est sans appel, au prix d’un paradigme surprenant qui interpelle l’auteur et souligne le particularisme de l’intégration : «plus ils se sont intégrés à la société américaine, moins ils suivent les pratiques religieuses (…) ils imaginent qu’en prenant leurs distances à l’égard des croyances religieuses ils sont devenus plus américains que les Américains. Peut-être…» . Le culturel a pris le pas sur le cultuel et la religion est désormais réduite au minimalisme.
 

 
Il n’y a pas la moindre éclipse dans la fidélité que le Juif porte à la bannière étoilée. Ce qui suppose une structure qui fédère et prenne en charge les questions communautaires. En Amérique, c’est un budget global d’information, de communication et d’organisation qui atteint les 6 milliards de dollars… L’American Jewish Committee, L’Anti Defamation League, l’American Jewish Joint Distribution et l’AIPAC tiennent le haut du pavé d’une foule d’agences qui assurent une veille constante des préoccupations juives internes et internationale, en se donnant pour objectif de les faire connaître au gouvernement américain, dans un ballet parfait d’allers-retours et un concerto omniprésent avec les pouvoirs publics, le Congrès, la Maison Blanche… Il en résulte une intensité de la vie associative typiquement américaine et une multitude d’actions efficaces dans la plus pure voie qu’Alexis de Tocqueville a pu décrire. Mais, n’en déplaise aux mauvais esprits et critiques souvent assassines, aux États-Unis le lobby n’est en rien un organisme clandestin ou inavouable, il possède une existence parfaitement légale et évolue dans la plus parfaite transparence. A l’appui d’une intense analyse statistique, André Kaspi en conclut que si on doit reconnaître aux organisations de la vie juive un véritable rôle moteur, on aurait «tort de lui attribuer un rôle déterminant dans l’élaboration de la politique étrangère des Etats-Unis», tant elles n’œuvrent et ne sont efficaces que dans le sens des intérêts du pays.
 
De leur arrivée en 1654 à ce jour, l’Amérique du Nord a offert aux Juifs la terre promise rassurante qui leur a permis de se hisser chaque génération davantage dans la hiérarchie sociale. Les grands-parents étaient tailleurs, les fils psychanalystes et les petits-enfants désormais traders, universitaires et producteurs. S’il n’y pas une série ou un film qui mette en scène un mariage juif, on doit admettre que l’un des deux conjoints ne l’est pas et que le buffet n’est certainement pas casher. La synagogue est désormais désertée et les mariages mixtes invitent les études statistiques et la démographie à une mathématique affolante. C’est l’assimilation «exagérée» qui fait désormais craindre à André Kaspi la disparition, ce thème récurrent enseigné par l’Histoire. Le lecteur est alerté sur cette spirale inquiétante, qui n’est pas l’apanage d’une souffrance mais d’un épanouissement, le résultat de l’accueil de la terre et de «l’excès d’affection» si propre aux américains. Déjà, en 1998, Alan Dershowitz annonçait l’ampleur du phénomène par un cri du cœur, «la vie juive américaine est en danger de disparaître, au moment où les juifs américains ont obtenu tout ce que nous voulions : l’acceptation, l’influence l’égalité».
 
Jérémie Boulay
 
Les juifs américains d’André KASPI
(Editions Plon, 2008 – série Points histoires, 2009)
Retrouver les chroniques de Jérémie Boulay sur Jewpop
 
Article publié le 24 mai 2013, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop

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