C’est grâce à son appareil photo qu’Henrik Ross survécut à la Shoah. Il fut l’un des photographes «officiels» du ghetto de Lodz, chargé de prendre des photos d’identité des Juifs emprisonnés, ainsi que des images utilisées par les nazis pour leur propagande, destinées à montrer l’efficacité et la diligence du travail forcé dans le ghetto. Mais les photos de Ross (1910-1991) ont aussi contribué à sauvegarder la mémoire du lieu et de ses habitants. C’est dans la clandestinité qu’il photographia des scènes déchirantes, restituant tout à la fois le quotidien épuisant et toute la violence effrayante du ghetto.
L’Histoire faillit passer à côté de ces images. Ross enterra ses négatifs au moment de la liquidation du ghetto, en août 1944 ; lorsqu’il y retourna quelques mois plus tard, à la fin de la guerre, seule la moitié de ses 6000 négatifs était encore exploitable. Plus de 200 photos, parmi ces clichés, sont présentées au musée des beaux-arts de l’Ontario (Art Gallery of Ontario) à Toronto, où l’exposition “Memory Unearthed: The Lodz Ghetto Photographs of Henryk Ross” se tient jusqu’au 14 juin 2015.
«Vêtements et corps empilés constituent aujourd’hui des images emblématiques de l’extermination des Juifs» explique Maia Sutnik, conservatrice du département photographie du musée des beaux-arts de l’Ontario, et commissaire de l’exposition. «Mais ces photos de la vie dans le ghetto, qui témoignent de l’horreur quotidienne pour tenter d’y survivre, sont d’une importance capitale. Elles apportent un éclairage nouveau sur la tragédie vécue par six millions de Juifs.»
Maia Sutnik est également l’éditrice d’un ouvrage complémentaire à l’exposition, Memory Unhearted, The Lodz Ghetto Photographs of Henryk Ross (Yale University Press), qui présente des photos, documents et archives issues de la collection permanente de l’AGO, le musée ayant fait l’acquisition de l’ensemble des négatifs de Ross en 2007. C’est de son bureau – très encombré – qu’elle commente pour nous quelques-unes des images les plus marquantes de l’exposition.
1. Le pont traversant la « rue aryenne »
«En 1940, le ghetto de Lodz est coupé du reste de la ville, clos de façon hermétique, et divisé en deux parties. La rue Zigurska était la “rue aryenne”, que les Juifs n’avaient pas le droit d’emprunter. Des ponts en bois furent construits afin qu’ils puissent se rendre d’un côté à l’autre du ghetto. Lorsque Ross réalise ce cliché, les nazis n’ont pas encore imposé de restrictions sur le droit de photographier. Il ne prend pas cette photo sous cape, comme il le fera par la suite pour la plupart de ses clichés. Ce n’est qu’à partir de 1942, lorsque les déportations massives des Juifs du ghetto vers les camps d’extermination s’accélèreront, qu’il deviendra quasiment impossible d’y prendre des photos.»
2. Photo de cartes d’identité
«Le premier travail de Ross fut de réaliser des photos pour les cartes d’identité des “travailleurs”, et autres permis. Il tentait d’économiser la pellicule de façon très ingénieuse, alignant les personnes qui posaient sur plusieurs rangées, installant des panneaux en fond, puis découpant les tirages de ses photos. Sans carte d’identité, il était impossible de travailler. Et sans travail, il était impossible de se nourrir. Outre les juifs polonais, un grand nombre de Juifs de toute l’Europe de l’Est furent enfermés dans le ghetto pour prendre la place des enfants et des personnes âgées, qui avaient été déportés et exterminés dans le camp de Chelmno. Tous ces “nouveaux arrivants” avaient besoin de cartes d’identité.»
3. Transport d’enfants
«Cette photo est absolument tragique. Seul un enfant fixe l’objectif. Il semble effrayé. Pour les nazis, les enfants et les personnes âgées n’étaient d’aucune utilité en terme de productivité. Les nazis exigèrent que 20 000 enfants soient déportés du ghetto. En septembre 1942, on se souvient du tristement célèbre discours du chef du conseil juif du ghetto, Chaim Rumkowski, ‘Donnez-moi vos enfants !’, qui exhortait les parents à les sacrifier pour le bien du plus grand nombre.»
4. L’atelier de la Holzwollefabrik
«Cette usine fabriquait des matelas. Ils étaient remplis de copeaux de bois, presque aussi fins que de la laine. Ross avait été réquisitionné par les nazis pour photographier cette scène, destinée à illustrer la productivité du ghetto. C’est un excellent travail de photojournalisme, figurant des ouvriers en action.»
5. La soupe du déjeuner
«Ross titra ainsi cette photo. Elle représente la survie dans la rue, avec des seaux, des bols, des boîtes de conserve vides, permettant d’obtenir une ration à la soupe populaire. Aucun de ces clichés n’a été mis en scène. Ce n’était pas le genre d’images que les nazis voulaient voir.»
6. Adolescents tirant une charrette pour la distribution du pain
«C’est une image très puissante. Dans le ghetto, les êtres humains étaient traités comme des bêtes de somme. Le pain y était le produit le plus recherché. Il faut noter qu’on ne dispose d’aucune information concernant les personnages “périphériques” visibles dans des photos telles que celle-ci.»
7. Mère et son enfant (famille d’un policier juif du ghetto)
«Ce cliché est terrifiant. Il est possible de l’interpréter de mille manières différentes, en particulier parce qu’il a été pris à l’époque où les nazis exigent la déportation des enfants, et où le chef du Judenrat encourage les parents à “sacrifier” les leurs. Est-ce une image d’adoration, ou de consolation ? On y entrevoit une forme de dialogue, une émotion forte entre la mère et son enfant. Est-ce du à la perspective d’une perte imminente ? Dans le ghetto de Lodz, être membre d’une quelconque administration ou de la police juive ne changeait strictement rien. Votre vie était en danger, dans tous les cas.»
8. Petite fille
«Ross prit beaucoup de photos d’enfants. On ne sait rien de cette petite fille. C’est une image magnifique, on dirait qu’elle veut encore avoir l’air d’être jolie comme un coeur, avec ce ruban dans les cheveux. Aux premiers temps du ghetto, il existait un lieu pour les enfants, du nom de Marisin, avec écoles et orphelinat. Mais plus tard, les enfants de moins de 10 ans furent considérés comme inaptes au travail et donc inutiles. La plupart furent déportés et exterminés à Chelmno.»
9. Épouvantail
«Sur un lopin de terre dans le ghetto, des étudiants sionistes tentèrent de mener à bien quelques cultures. Ils installèrent cet épouvantail, mais ironie de l’histoire, il s’agissait d’un épouvantail juif, affublé d’une étoile de David. Cette photo est emblématique du problème crucial de la nourriture, et de la famine dans le ghetto. Ces étudiants ont véritablement tenté par tous les moyens de cultiver la terre, ils avaient même des poules.»
10. Homme marchant en hiver dans les ruines d’une synagogue
«En 1939, les nazis détruisirent toutes les synagogues de Lodz, sauf une. Celle prise ici par Ross était la plus célèbre de la ville. Avec cette photo, il affirmait de manière très symbolique l’importance de son témoignage, il était le dépositaire d’une histoire qu’il se devait de raconter.»
Michael Kaminer
Article publié sur le site The Forward, reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur et du magazine.
Traduit de l’anglais par Alain Granat, merci à Cathie Fidler pour ses précieuses suggestions et corrections.
© photos : Art Gallery of Ontario
Article publié le 9 février 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop