Alors que l’on pensait toute fiction sur l’extermination des juifs à Auschwitz impossible et impensable, László Nemes, jeune réalisateur hongrois, a magistralement réalisé cette gageure avec son premier long-métrage « Le Fils de Saul », couronné du Grand prix du Festival de Cannes et de l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Un film qui plonge le spectateur au cœur de l’enfer, sur les pas d’un membre des Sonderkommandos, ces déportés condamnés à brève échéance et chargés de mener les victimes jusqu’aux chambres à gaz, puis de débarrasser les corps et les brûler tout en nettoyant les lieux pour faire disparaître toute trace de l’extermination.
En octobre 1944, Saul Ausländer, juif hongrois, est membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. Lorsqu’il découvre, dans l’un des crématoriums, le cadavre d’un garçon dans les traits duquel il croit reconnaître son fils, il va tenter d’accomplir l’impossible : sauver le corps de l’enfant des flammes pour lui offrir une véritable sépulture. Pour imaginer le scénario du Fils de Saul, co-écrit avec Clara Royer, László Nemes, âgé de 38 ans, s’est notamment inspiré du livre « Des voix sous la cendre », témoignages publiés par le Mémorial de la Shoah et connu également sous le nom des « rouleaux d’Auschwitz ». Des textes écrits par des membres des Sonderkommandos, enterrés et cachés avant la rébellion armée qu’ils organisèrent le 7 octobre 1944, incendiant le crématorium IV pour le mettre hors d’usage, et qui se soldera par l’exécution de 400 insurgés par les SS.
Lors de la projection à Cannes du Fils de Saul, Claude Lanzmann, avec son sens de la formule définitive, avait dans une interview à Télérama qualifié le film d’«Anti-Liste de Schindler». Et adoubé le jeune réalisateur comme «héritier», notant que Le Fils de Saul «n’est pas un film sur l’Holocauste, mais sur ce qu’était la vie dans les Sonderkommandos». Une affirmation factuellement exacte mais réductrice, car si l’angle choisi par László Nemes est celui du centre névralgique de l’extermination des juifs à Auschwitz, il passe par le regard de son personnage principal et s’en tient à son point de vue. Ce qu’il voit, le réalisateur le montre, mais avec un parti-pris qui rend d’autant plus fort sa vision, qui va bien au-delà du contexte des Sonderkommandos.
László Nemes, épaulé par son remarquable chef opérateur Mátyás Erdély, explique s’être donné une sorte de code de conduite avant de tourner : ne pas faire du «beau», du «séduisant», mais rester au plus près avec sa caméra du personnage de Saul, filmant ainsi à hauteur de regard. Par l’usage d’un objectif de 40 mm, un format restreint contrairement au scope qui «écarte le regard», selon ses termes, et d’une pellicule argentique 35 mm de plus en plus rarement utilisée dans les productions actuelles, Nemes a voulu une «vision organique du monde, ce que le numérique ne permet pas», et rendu la forme de son film particulièrement impressionnante. Tout comme la bande-son, fracassante et oppressante. Conscient de l’impossibilité et de l’obscénité de toute reconstitution, son regard, comme celui de Saul, s’arrête devant la chambre à gaz, pour y entrer après l’extermination. Et comme Saul, qui par un mécanisme de protection tente de n’y faire plus attention, le réalisateur laisse flou ou hors-champ les images de mort, à l’exception d’une hallucinante séquence de massacre dans les fosses proches des crématoriums, qui laisse le spectateur terrassé.
Pour incarner Saul, le réalisateur a choisi un acteur non professionnel, l’écrivain et poète hongrois Géza Röhrig, littéralement habité par ce rôle. Dans sa quête obsessionnelle d’un rabbin parmi les déportés, pour dire le kaddish et enterrer le corps de cet enfant, il est d’une justesse absolue. Alors que la mission qu’il s’est assigné semble dérisoire dans l’horreur du camp, l’acteur insuffle à son personnage une force inouïe, celle d’un homme qui veut survivre pour accomplir un acte qui a du sens, un acte sacré, alors que l’enfer l’entoure.
Le Fils de Saul doit être vu à plus d’un titre. Pour son immense valeur cinématographique et historique, parce qu’il révèle un prodigieux réalisateur, mais aussi parce qu’il redonne espoir dans l’utilité du cinéma.
Alain Granat
Sortie en salles le mercredi 4 novembre 2015
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Article publié le 2 novembre 2015, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop