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Erri De Luca : « Le yiddish est une langue blessée à mort qui vit une forme de résurrection » 

7 minutes de lecture

Erri De Luca, comme Clint Eastwood, ne vieillit pas. Il revient avec un roman, Le Tour de l’oie, publié chez Gallimard. Après avoir reçu le prix Femina en 2002 pour Montedidio et le Prix européen pour la littérature en 2013, il livre à Jewpop le témoignage intime d’une parole rare.

L’interview Jewpop de Erri De Luca

Alexandre Gilbert : Erri de Luca, vous avez été maçon, chauffeur de convois humanitaires en ex-Yougoslavie, écrivain, poète, activiste d’extrême-gauche et même membre du jury du Festival de Cannes en 2003, quelle est la suite ?

Erri De Luca : Je suis coproducteur d’un film américain en préparation. Il s’agit d’un scénario bouleversant que j’ai pu lire et encourager, et qui est produit par mon amie Paola Bisson de Oh!Pen film. C’est un film de Michael Mayer, qui a déjà réalisé Out in the Dark. Il s’appellera Happy Times.

A.G. : Cette énergie vitale qui passe par la pratique de l’escalade, vous la tenez de votre père chasseur alpin. Comment a-t-il vécu la guerre contre la France puis son invasion par les fascistes ? 

E.D.L. : Mon père était soldat en Albanie, sur les montagnes de Grèce. J’ai bien connu le coup de poignard de l’Italie à la France quand j’étais ouvrier du bâtiment en France et quarante ans après, les vieux ouvriers me le reprochaient encore.

A.G. : Est-ce pour mieux comprendre l’histoire de ce père que vous apprenez le yiddish ?

E.D.L. : Le yiddish est une langue blessée à mort qui vit une forme de résurrection. En l’apprenant, j’ai voulu contribuer à sa réintroduction. Le yiddish me renvoie à mon appartenance à la première moitié du siècle dernier, lorsque je n’étais pas encore né. Il m’a permis de m’inscrire dans le grand registre du XXe siècle qui comme moi, a vécu des révolutions et des migrations, pour libérer les peuples de la domination coloniale. J’ai appartenu à cette dernière génération révolutionnaire et fait partie de la queue de l’émigration ouvrière italienne.

A.G. : Son héritage c’est aussi la transmission de son dialecte, le napolitain ?

E.D.L. : Le napolitain est mon yiddish à moi, ma langue maternelle, voir ma langue « grand-maternelle ». Il emmène avec lui les odeurs des cuisines, des poubelles, des grains de café et de morue.

Photo de l'écrivain italien Erri De Luca Jewpop

A.G. : Les odeurs que vous évoquez ne sont-elles pas également celles de l’île d’Ischia ?

E.D.L. : Ischia est l’île de mon enfance et de mon adolescence estivale. C’est l’île où j’ai grandi centimètre par centimètre, car je grandissais uniquement au soleil. J’ai appris à pêcher le poisson sur des petites embarcations modestes, et à utiliser exclusivement la force de mes bras. J’ai appris à prendre la mer au sérieux, ses risques et ses blessures.

A.G. : Le goût du risque et de la responsabilité, l’avez vous retrouvé dans l’action politique en France ?

E.D.L. : L’histoire des mouvements sociaux français est radicalement plus cohérente que celle de l’Italie. Surtout lorsqu’on voit ce qu’est le mouvement 5 Étoiles. Cette question ne se pose tout simplement pas là bas.

A.G. : À l’heure du crépuscule des idoles marxistes, alors que la force des populistes prime le droit, comment réagissez vous à l’arrestation du révolutionnaire Cesare Battisti, en cavale depuis plus de trente ans ?

E.D.L. : La chasse aux derniers des Mohicans est presque terminée. Son extradition en Italie contredit la loi brésilienne qui n’admet pas cette démarche vers un pays qui applique la peine à perpétuité. Mais les lois sont soumises aux caprices des vainqueurs.

A.G. : Parmi les auteurs d’extrême droite que vous avez lu, n’y a-t-il pas eu Louis-Ferdinand Céline ?

E.D.L. : Ma lecture du Voyage au bout de la nuit s’intercale dans une période bien agitée de ma vie, où j’ai pu partager une semblable acidité voir une amertume similaire d’esprit avec le narrateur. Mais c’est la fin des coïncidences avec lui. Je ne partage pas son style. D’ailleurs, je ne crois même pas en avoir un. Don Quichotte est mon livre préféré de la littérature moderne. Je m’identifie surtout à son cheval, l’animal le mieux réussi parmi ceux que j’ai pu lire.

A.G. : Dans Le Tour de l’oie,  le narrateur ne parle plus à Rocinante mais à son fils, tel un vieux Gepetto dont la conception de l’attente rejoint celle de la pensée juive. Une dernière question : que vous reste-t-il à attendre de l’existence ? 

E.D.L. : Qu’elle puisse se poursuivre encore un peu et continuer à me surprendre.

Entretien réalisé par Alexandre Gibert.

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© photos et visuels : DR
Article publié le 9 mars 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop

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