C’est un drôle de phénomène, que j’appellerai la loi de conservation de la violence symbolique. Phénomène qui veut que pour critiquer les idées racistes, les idées qu’on trouve, à tort ou à raison, mauvaises, dangereuses, violentes, on se retrouve à utiliser contre la personne les défendant d’autres stéréotypes, qu’ils soient de genre, de race ou de classe. En France, on a ça avec Christine Boutin ou les femmes Le Pen.
La noirceur de leurs idées viendrait en quelque sorte blanchir le sexisme à leur égard. Que Boutin soit violemment homophobe viendrait rendre plus acceptable voire trendy qu’on la traite de « frustrée, mal baisée, catho incestueuse ». Que Marion Le Pen soit porteuse d’une idéologie anti-féministe, anti-avortement viendrait justifier qu’elle devienne objet sexuée dans les blagues douteuses des commentateurs politiques. Après tout, elles l’ont bien cherché. Et avouons qu’on n’a pas vraiment envie de les défendre sur ce terrain là, on craindrait d’être soupçonné d’accointances suspectes. Et plus profondément, on a l’impression qu’ayant elles-mêmes rompu les règles du jeu en désignant des boucs émissaires, on serait en droit de leur renvoyer l’ascenseur et de leur faire subir ce qu’elles font subir aux autres. Vous savez quoi ? Cela pourrait m’aller si ce faisant, on n’attaquait pas en fait toute une classe d’individus.
“Miri Regev, le stéréotype de la femme orientale dans toute sa splendeur”
En Israël, dans le genre mais en encore plus complexe, on a Miri Regev, oui, oui la même Miri Regev dont j’ai attaqué le mauvais goût et la faute politique dans un récent article. La même Miri Regev dont je ne supporte pas l’usage cynique de l’histoire et du narratif séfarade, la concurrence victimaire qu’elle propose entre pogroms ayant touché les uns et les autres. Celle-là même dont je veux aujourd’hui déconstruire le racisme anti-séfarade rampant qui l’attaque. Pour justement pouvoir attaquer tranquillement ses idées, sans être mécaniquement polluée par ce racisme, qui la sert politiquement plus qu’il ne la désavantage par ailleurs.
Elle est régulièrement et publiquement traitée de poissonnière, d’inculte (ce qu’elle est loin d’être), on la dit vulgaire, quand on ne mentionne pas directement qu’elle doit aimer la musique orientale et qu’elle ne comprend rien à l’art ou au cinéma. Le stéréotype de la femme orientale dans toute sa splendeur, qu’on imagine gueularde mais sensible, tourbillonnant son tam tam à la main sur du Alabina tout en remuant une casserole de boulettes, piquantes, les boulettes, et pleines d’huile, évidemment. Inapte par naissance à comprendre l’art, le grand, Mozart et la littérature, destinée à restée cantonnée à Salim Hallali, Line Monty et le piyout synagogal. La gauche traditionnelle israélienne s’est étouffé de voir arriver une femme séfarade, une qui n’est pas su sérail, au poste de Ministre de la Culture. Et moi, même si je n’aime pas les idées de Miri Regev, et que je n’ai pour elle aucune sympathie naturelle, j’ai kiffé de les voir s’étouffer. J’aurais préféré, comme beaucoup, une Ronit Elkabetz, paix à son âme. Une grande actrice, fine connaisseuse du théâtre et qui a su donner à la femme séfarade des rôles sublimes, proches du réel et loin, loin de la caricature. Une grande dame qui a su faire ce que le bon cinéma fait : donner au plus intime une dimension universelle.
Mais bon. Ce qui ne va pas avec Miri Regev, ce n’est pas son nom, ni son origine, ce sont ses idées. Encore qu’il faille mettre à son crédit des actions louables, comme l’augmentation des budgets pour le secteur arabe et la périphérie, et un militantisme sincère en faveur de la communauté LGBT. Paraît que ça a un nom savant, ça, d’être victime de plusieurs catégories de discrimination à étages, femme, orientale : l’intersectionnalité et que c’est d’autant plus pervers qu’elle est faite au nom d’une lutte contre une autre discrimination jugée de plus haute importance.
“Qu’on m’explique un jour comment le descendant d’un paysan polonais du shtetl est miraculeusement devenu un grand intellectuel de l’Aufklaürung allemande”
Si je résume : pour défendre les bons arabes, les victimes de la colonisation, les Palestiniens, que les ashkénazes de gauche n’aiment rien tant que lorsqu’ils n’habitent pas chez eux et qu’ils sont fantasmés, on utilise contre Miri Regev les mêmes idées anti-orientales rances. Paradoxal, à tout le moins. Et pourtant typique d’un certain discours israélien.
Faudra d’ailleurs qu’on m’explique un jour comment le descendant d’un paysan polonais du shtetl est miraculeusement devenu un grand intellectuel de l’Aufklaürung allemande. Parce qu’il faut pas déconner, si vous êtes ashkenaze, vous avez quand même plus de chance d’avoir pour arrière grand-mère un vendeur de hareng (ce qui est très bien en soi) qu’un représentant de l’avant-garde artistique viennoise, hein. Et si jamais votre grand-père est effectivement un artiste ou un intellectuel, il vous faudra alors vous glorifier des hasards de la naissance, qui a fait naître votre famille dans un pays où il y avait un système universitaire et qui avait connu Les Lumières Européennes. Ce qui ne fait pas de vous un supérieur du juif séfarade. Tout au plus avez vous eu accès à un certain degré de culture formalisée et théorisée. Comme le souligne si justement Rémi Brague, la culture ce n’est pas seulement des livres et des grandes œuvres, la culture élitiste, c’est avant tout un art de vivre, la cuisine, le vêtement, le chant, autant de formes culturelles traditionnellement exclues de la haute culture par ceux qui en ont une idée étriquée.
Un lecteur de Jewpop, que j’imagine pourtant tout ce qu’il y a de plus humaniste et empli de belles valeurs, a écrit que Miri Regev ne saurait apprécier un film où l’acteur principal n’est pas Zeev Revach. Ce qui, non seulement charrie des stéréotypes moisis, mais est en plus un contresens absolu.
“Dans mon panthéon cinématographique, à côté de Cinema Paradiso et des Enfants du Paradis, on trouve aussi Tipat Mazal”
Un petit point cinéma israélien. Le genre qu’on appelle bourekas désigne ces films israéliens qui pour la première fois faisaient apparaître des personnages orientaux dans le cinéma des pionniers, toujours sur le mode du ridicule, pour moquer le choc des cultures entre les coutumes orientales et la grande culture des ashkénazes, pour mettre en avant leur primitivité, leur inadéquation. Ce sont globalement des films racistes. Salah Shabati est le plus célèbre d’entre eux.
Aucun séfarade sain d’esprit ne saurait regarder ces films autrement que comme un état antérieur du cinéma israélien, où le racisme était institutionnalisé et ne dérangeait personne. Et Miri Regev, comme nous tous, doit plutôt être dérangée par ces films que fana transie. Zeev Revach fut, il est vrai, un acteur célèbre de film bourekas, avant de réaliser lui-même le premier film anti-bourekas du cinéma israélien, Tipat Mazal, « Un brin de chance », dont il fut aussi l’acteur principal pour finir par devenir un grand acteur israélien tout court (dans « Fin de Partie », notamment). Relatant avec humour et finesse la alya des juifs du Maroc et la difficulté du déclassement, du racisme, de l’intégration, Zeev Revach a renversé, avec Tipat Mazal, tous les codes du film bourekas.
Dans mon panthéon cinématographique, à côté de Cinema Paradiso et des Enfants du Paradis, on trouve aussi Tipat Mazal, que je revoies régulièrement avec la même émotion. Avouons aussi que Zehava Ben n’a jamais retrouvé la candeur et la beauté qu’elle avait dans ce film. Quelles chansons… Mais je m’égare.
Attention, je ne suis pas de ceux qui, dans un souci puéril de faire plaisir aux revendications identitaires des uns et des autres, viendrait tout confondre, tout égaliser, tout aplatir. Tipat Mazal n’est pas un chef d’œuvre du cinéma mondial, il n’en a ni le génie plastique, ni l’intelligence de réalisation. Mais il a la dignité d’une œuvre de culture et il en tient la fonction : émouvoir, faire réfléchir, donner à voir. Et il tient, dans ma cinémathèque intérieure une place particulière. Sans que je n’en conçoive ni fierté ni honte particulière. Pareil pour la musique. Le lied « La jeune fille et la mort » ne fait pas vibrer la même corde qu’un mawâl de Salim Hallali. So what ?
“Ce phénomène de conservation du racisme à l’œuvre dans la bonne société israélienne”
Je reviens un instant sur ce phénomène de conservation du racisme qui est à l’œuvre dans la bonne société israélienne : on idéalise le Lointain, l’Autre, l’Arabe palestinien, pour mieux cracher sur le mauvais arabe, le juif séfarade, le raciste congénital, l’inculte, l’insolvable dans ce morceau d’Europe hors-sol qu’est pour eux Israël. Pour casser les idéaux ultra-nationalistes de la droite (ce qu’il m’arrive de faire aussi), ils se sentent autorisés à user de préjugés anti-orientaux. Être raciste avec le raciste, après tout, n’est-ce pas être anti-raciste ? Ben non. C’est juste déplacer le racisme, le rendre d’autant plus vicieux qu’il est caché derrière des idéaux sublimes, des causes valables et louables. C’est en plus d’une inefficacité criante pour la cause de la gauche puisque la droite nationaliste peut ainsi se poser en victime du racisme et du mépris anti-séfarade et en tirer un soutien populaire et une soi-disant justification de ses idées. Voyez, puisque la gauche est raciste (et ce n’est pas un fantasme, de nombreuses recherches font état d’une ségrégation géographiquement et administrativement organisée entre séfarades et ashkénazes jusque récemment), il faut abandonner l’idée de paix avec les Palestiniens et lutter pour un judaïsme fier et authentique (ce qui est aussi l’autre face d’un préjugé, selon lequel le judaïsme séfarade serait plus pur, préservé des influences néfastes des idées européennes.) Stéréotypes partout !
Alors voilà, coming-out. Je suis une juive israélienne de gauche, séfarade fière mais pas provinciale, française jusqu’au bout des ongles, qui peut écouter du Schubert en mangeant un couscous et du Reinette l’Oranaise en mangeant du foie gras, je parle judéo-arabe et je lis Virgile en latin, je suis religieuse pas bigote, je suis une intello et une sensible, je suis une pro-palestinienne qui n’aime pas plus que ça le peuple Palestinien ni ne se sent obligée de l’ idéaliser pour me battre afin qu’il ait le droit à l’autodétermination et à vivre indépendamment à nos côtés. Je suis une sioniste tendance tête froide qui n’a pas honte de dire qu’elle aime son pays et son peuple. Je suis aussi une ashkénaze de cœur qui aime la culture ashkénaze, l’humour ashkénaze, la littérature ashkenaze, et qui refuse le droit à quiconque de m’interdire l’entrée au club en tant que membre d’honneur.
Mais je le dis avec sérieux il faut vraiment que la gauche israélienne, et ses sympathisants dans le monde, règle enfin cette schizophrénie vis à vis des séfarades si elle veut espérer redevenir un mouvement populaire qui mettrait la paix au goût du jour, qu’elle soit paix sociale ou paix régionale. Il faut vraiment qu’on puisse attaquer des idées sans se retrouver pris dans des symboliques violentes, qui alimentent les clivages internes, et qui en définitive, font le jeu des extrêmes.
Mchi Niyek. Ça veut dire « cordialement ».
Olivia Cohen
© photos et visuels : Roman Vishniac / DR
Article publié le 24 mai 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop