Charles Aznavour vient de disparaître à l’âge de 94 ans. Ce géant – le dernier – de la chanson française et internationale, arrivé en haut de l’affiche malgré son physique a priori peu conforme aux canons de l’époque, se nourrissait de ses racines arméniennes et avait noué des liens particulièrement forts avec la communauté juive.
Varenagh Aznaourian
Il se rêvait en jeune premier, et tournera des rôles tourmentés sous la direction de Truffaut, Chabrol, Schlöndorff, Atom Egoyan… Il galéra jusqu’à l’âge de 36 ans pour imposer ses chansons sur scène, ne voulut pas faire une « carrière américaine », juste être connu aux États-Unis comme il fut connu ailleurs : un sondage du magazine Times et de la chaîne CNN le classera en 1988 comme «Chanteur de variété le plus important du XXe siècle» devant Elvis Presley et Frank Sinatra, son étoile est inscrite dans le « Walk of Fame » hollywoodien depuis l’année dernière. Mais bien avant ces marques de reconnaissances internationales, ses 600 chansons (et non 1300 comme on peut le lire un peu partout…), 100 millions de disques vendus et plus de 50 films dans lesquels il apparaîtra, Charles Aznavour était Varenagh Aznaourian, né en France le 22 mai 1924. Ses parents, Misha et Knar, émigrèrent de Salonique, son père est le fils d’un cuisinier du tsar Nicolas II, la famille de sa mère a fui la Turquie lors du génocide de 1915. En attente d’un visa pour les USA, les Aznaourian resteront finalement en France, tandis qu’une partie de la famille s’établira en Californie. Son cousin Krekor Ohanian, né un an après lui, sera également mondialement connu sous le nom de Mike Connors, aka Joe Mannix dans la série télé éponyme.
Tous mes nouveaux copains sont juifs
Enfant, Charles habite le quartier du Marais, 2 rue de Béarn, à quelques pas de la place des Vosges. C’est alors un quartier populaire, dans lequel réside une importante population juive originaire d’Europe centrale. La plupart de ses copains d’école sont juifs, comme le rapporte le journaliste Robert Belleret dans la somme biographique (non autorisée) et remarquablement documentée qu’il lui a consacré en 2017, Vie et légendes de Charles Aznavour (L’Archipel) : « Tous mes nouveaux copains sont juifs, et comme cette communauté est aussi hospitalière que l’arménienne, nous nous invitons à dîner les uns chez les autres. Une nouvelle musique m’entre dans les oreilles, assez proche de la russe, pas très éloignée de l’arménienne. Je crois que cette ressemblance vient de ses sonorités mineures, de sa nostalgie, de sa gaieté dramatique. Je me sens parfaitement à l’aise avec cette communauté repliée sur elle-même. » déclarera Aznavour. Des années plus tard, il adaptera merveilleusement en français la chanson Yiddishe Mama.
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Sauveurs et combattants
En octobre 2017, avant de se produire en concert à Tel-Aviv, le chanteur avait reçu des mains du président israélien Reuven Rivlin la médaille Raoul Wallenberg, en l’honneur de ses parents, pour avoir sauvé des Juifs sous l’Occupation. Cela grâce au travail du professeur israélien Yaïr Auron, qui a consacré un essai à la famille Aznaourian, Sauveurs et combattants, la famille Aznavour et l’Affiche Rouge (Éditions Sigest). L’artiste avait préfacé l’ouvrage en ces termes : « Ce que nous avons fait, pendant l’Occupation, nous semblait être la chose la plus naturelle du monde, au point que petit à petit nous avons fini par oublier l’engagement de nos parents, jusqu’au jour où Yaïr Auron est venu nous en parler. »
Dans un entretien à L’Humanité réalisé par Victor Hache en février 2014, Charles Aznavour racontait comment ses parents avaient hébergé, dans leur appartement parisien durant l’Occupation, Missak Manouchian, immense figure de la Résistance et l’un des chefs des FTP-MOI, et son épouse Mélinée.
Charles Aznavour : Nous avions autour de nous des gens comme Missak et Mélinée – jusqu’à ce qu’elle parte en Arménie – qui étaient des amis intimes. Il y avait un club qui s’appelait la JAF, la Jeunesse arménienne de France, dont Mélinée était la secrétaire. Ils étaient tous les deux orphelins. Cela les avait réunis. Ils étaient devenus un vrai couple totalement engagé dans le Parti communiste et cela a engagé aussi ma famille. Est-ce que c’était uniquement politique ? L’Arménie était dans le giron de la Russie communiste et les Arméniens ont eu une possibilité de vivre à peu près bien comme dans les autres pays satellites de la Russie. C’était très important pour nous. Ce que l’on faisait était simple, ma mère surtout. Mon père, je ne sais pas. Il a été obligé de fuir Paris parce qu’il était recherché. Ma mère partait avec la voiture d’enfant où des armes étaient dissimulées. Les armes servaient, on les remettait dans la voiture, chacun quittait les lieux à toute allure et maman rentrait à la maison. Nous avons été des aides. La Résistance avait besoin d’aides qui avaient moins d’importance que d’autres, mais qui ont permis d’aider au moment où il fallait aider.
Vous étiez adolescent. Quel souvenir gardez-vous de la présence de Manouchian ?
Charles Aznavour : Quand il était à la maison, il n’avait rien à faire. Il s’était amusé à m’apprendre à jouer aux échecs. Je suis resté joueur d’échecs longtemps dans ma vie. On était môme ma sœur et moi, souvent bloqué à la maison. Il y avait les rafles, la police qui venait. On a vécu dans un immeuble au 22 rue de Navarin. Le concierge était gendarme ou policier, je ne me souviens plus. Il est certain qu’il savait ce qui se passait parce qu’il voyait des gens arriver en uniforme et repartir en civil. Au rez-de-chaussée, vivait un couple d’homosexuels juifs. Et ma sœur jouait des morceaux de musique juive pour eux. Chez nous, on connaissait la musique de toute la région, iranienne, arménienne, turque, juive. Je me souviens d’un autre couple qui a été fusillé. Ils habitaient Belleville. J’allais chez eux pour apprendre les mathématiques parce que je voulais rentrer à l’école centrale de TSF et que sans les maths, je ne pouvais pas. Je n’avais que le certificat d’études, ce n’était pas suffisant. Je crois qu’ils s’appelaient Aslanian, tous les deux engagés politiquement, tous les deux fusillés.
Arméniens et Juifs
Lors d’une interview au Canadian Jewish News en 2010, Charles Aznavour soulignait combien les liens entre Arméniens et Juifs lui semblaient évidents, soulignant « Que l’État d’Israël ne reconnaisse pas le génocide arménien, c’est une chose, mais les Juifs eux ont reconnu depuis longtemps cette tragédie ineffable. Ça c’est important. J’ai un petit-fils qui s’appelle Jacob, dont le père est Juif. Lors du tremblement de terre en Arménie, le Rabbin de la Communauté juive de Fresno, en Californie, dont Jacob est membre, fut le premier leader spirituel en Amérique à lancer appel pour aider les Arméniens. Les Juifs comprennent bien la tragédie qui a meurtri le peuple arménien parce qu’ils ont été victimes eux aussi d’un génocide. Je me demande souvent si ce n’est pas le fait que le monde n’a pas bougé pour les Arméniens en 1915 qui a encouragé Hitler à exterminer les Juifs ? En 1940, Hitler a prononcé une phrase terrible, rapportée dans un livre : “Qui s’est préoccupé du génocide des Arméniens?”. Aznavour ajoutant « J’ai grandi dans un quartier de Paris où vivaient beaucoup de Juifs. Mon meilleur ami, le célèbre couturier Ted Lapidus, décédé en 2008, était Juif. Au cinéma, j’ai joué plusieurs fois des rôles de Juifs. J’ai aussi interprété la chanson “Yiddish Mama”. Je trouvais que la traduction en français de cette chanson n’était pas bonne, j’ai fait alors une version qui ressemble plus à ce que peut ressentir une mère juive. Les peuples juif et arménien ont beaucoup d’affinités et de points communs. Les ménages arméno-juifs tiennent très forts, ils divorcent moins que les autres couples mixtes. C’est très curieux. Je crois que les rapports singuliers qu’un individu développe avec une communauté n’ont rien à voir avec l’origine culturelle ou religieuse de celle-ci mais dépendent plutôt du degré de proximité qu’on a avec une communauté. »
Je pensais qu’un juif, c’était un juif
Au cinéma, Aznavour sera souvent abonné aux rôles de juifs, avec sa « gueule de métèque » comme aurait dit Moustaki. Impressionnant dans Un taxi pour Tobrouk aux côtés de Lino Ventura, où il incarne le soldat Samuel Goldman, il écrira aussi le scénario du très dispensable Yiddish Connection réalisé par Paul Boujenah, dans lequel il joue également aux côtés d’Ugo Tognazzi, Vincent Lindon et André Dussolier. L’acteur-scénariste dira après-coup de cette comédie qui met en scène les mésaventures de quatre copains ashkénazes résidents du Marais qui décident de monter un casse qui s’avèrera calamiteux : « le metteur en scène était sépharade et pas ashkénaze, ce qui marque toute la différence avec mon histoire. Les réactions n’étant pas les mêmes, tout se trouvait un petit peu en porte-à-faux. Je n’y ai pas prêté attention au départ, parce que je pensais qu’un juif, c’était un juif. », ajoutant non sans humour que « Woody Allen ne serait pas crédible s’il mettait en scène Le Grand pardon».
Jusqu’à 120 ans
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Lors d’un hommage télévisé sur TF1 pour ses 85 ans auquel participait son ami Enrico Macias, qui interprètera alors magistralement la chanson Les deux guitares, superbe hommage à ses parents, Aznavour disait, en répondant au vœu d’Enrico que l’on puisse l’entendre « jusqu’à 120 ans ! » (une expression traditionnelle juive) : « Je dois être le seul goy qui peut dire ça ! ». Jusqu’à 94 ans, Charles Aznavour aura forgé sa légende, avec panache, talent et humanité.
Alain Granat
Écouter aussi la chanson de Charles Aznavour « Yerushalaim »
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Article publié le 1er octobre 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop