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Pitié pour Polanski

12 minutes de lecture

Je n’entends pas ici défendre Roman Polanski. J’ignore quel crédit on peut accorder aux dernières accusations portées à son encontre. Sur un plan purement théorique, je pourrais longuement détailler combien la justice médiatique telle qu’elle s’exerce de nos jours me semble être une atteinte grave à l’État de droit et à quel point elle abîme nos démocraties, mais c’est un exercice auquel je me suis déjà livré.

Quant à l’affaire en elle-même, cette sombre histoire de viol qui remonterait à 1975, je me garderai bien de la commenter. Je ne suis ni un procureur ni un justicier, et je connais assez bien les méandres de l’âme humaine pour savoir combien les comportements des uns et des autres sont parfois l’expression de raisonnements qui échappent à toute logique. Une femme a parlé et a dit sa vérité ; nul n’a le droit ici de la moquer ou de l’idolâtrer.

Non, ce que j’aimerais rappeler ici, c’est combien la vie de Roman Polanski a été un cauchemar absolu. À dire vrai, je connais peu de personnes dont la vie s’est montrée si ingrate à leur égard. Chez Polanski, le malheur frappe avec une telle répétition de violence qu’il nous laisse abasourdi et sans voix. Une dernière fois, je ne cherche pas ici à alimenter une polémique stérile, juste à resituer Polanski dans son époque.

On le sait tous, Polanski a vécu dans sa tendre enfance l’enfer absolu. Il a été un gamin qui a connu l’ignominie du ghetto de Cracovie où ses parents lui furent enlevés. Sa mère, enceinte, mourra à Auschwitz. Son père sera un rescapé du camp de Mauthausen. Par miracle, lui-même échappe à la déportation et survit grâce à une succession d’expédients. Pendant un temps, il demeure caché dans une famille de fermiers polonais, avant de connaître l’errance au beau milieu d’un pays à feu et à sang.

Malgré toute notre bonne volonté, il nous sera toujours impossible de comprendre ou d’appréhender les circonstances de cette enfance-là. Qu’on se souvienne seulement que trois millions de juifs polonais furent assassinés durant cette période, la moitié dans des camps de concentration. Que le danger était partout. Que survivre une heure, un jour, une semaine tenait du miracle. Qu’on exécutait à la chaîne, sans sommation, toute personne considérée comme juive. Que la population polonaise d’origine juive fut exterminée à quatre-vingt dix pour cent.

Polanski avait six ans au début de la guerre, douze quand elle s’acheva. Qui peut dire la souffrance qui fut la sienne, son sentiment d’isolement, d’abandon, d’atroce solitude ? Qui peut seulement imaginer par quelles épreuves il a dû passer pour ne pas sombrer tout à fait ? Qui peut se représenter ce que signifiait d’être un orphelin transformé en vagabond dans un pays devenu l’incarnation même de l’enfer sur terre ? Personne. Pas plus qu’on ne peut soupçonner jusqu’à quel point son psychisme a pu être altéré par cette accumulation de malheurs, dont la simple évocation nous plonge même aujourd’hui encore dans un état de sidération absolue.

N’oublions jamais cela ; selon toute logique, la vie de Polanski n’aurait jamais dû perdurer au-delà des années de guerre. Qu’il en réchappa est un miracle en soi. Il survécut donc, mais il est des cicatrices qui jamais ne se referment, des blessures intimes que le temps ne parvient jamais à réparer ou à guérir, des traumatismes qui plongent si loin dans les profondeurs de l’âme humaine qu’ils l’obscurcissent d’un voile qui jamais ne se lève tout à fait.

Passons sur le fait d’avoir eu à se reconstruire dans un pays délabré soumis à un régime communiste où la folie antisémite, défiant toute logique, continua à sévir. Il est des ironies de l’histoire qui n’ont pas besoin d’être commentées. Du moins pas ici.

L’autre grand drame de Polanski, c’est bien évidemment le meurtre de son épouse Sharon Tate alors enceinte de huit mois. On a tout dit, tout écrit sur cette tragédie. Le déchaînement de violence gratuite. Le corps lardé de seize coups de couteau. Le sang partout. Manson. La folie portée à son paroxysme.

Nous sommes un quart de siècle après la fin de la guerre. Polanski est un cinéaste accompli. Que se passe-t-il dans l’esprit d’une personne quand elle doit à nouveau affronter le pire de l’existence humaine ? Par quels biais parvient-elle à surseoir à cette deuxième catastrophe ? Comment, après avoir échappé de si peu à la Solution finale, Polanski renoue avec ce parfum de mort, d’arbitraire, de coup du sort, de toute cette folie qui lui ravit cette fois son épouse sur le point de donner naissance à un fils ? Comment ?

La mort a frappé deux fois à la porte de Roman Polanski. Non pas la mort ordinaire d’un cœur foudroyé d’un arrêt cardiaque, la mort absurde d’un accident de voiture, la mort programmée d’un abus de drogue ou de boisson, mais la mort fardée de son plus terrible visage quand elle frappe avec toute la sauvagerie dont elle est parfois capable, dans l’anonymat grotesque d’une chambre à gaz, au son de coups de poignards qui sont comme les cymbales d’un enfer devenu une routine, avec laquelle il faut apprendre à composer.

C’est à tout cela que Polanski a été confronté.

Est-ce que cela l’excuse d’avoir abusé d’une jeune fille dans les circonstances que l’on sait ? Certainement pas. Est-ce que cela, si c’était dûment avéré, l’absoudrait des autres forfaits qu’il aurait pu éventuellement commettre avant ou par la suite ? Pas plus. La vie n’est pas un exercice d’arithmétique qui consisterait à réparer les injustices du destin par la perpétration d’actes hautement répréhensibles. Son propre malheur ne peut être réparé par le malheur infligé à l’autre. Et le fait d’être un cinéaste de tout premier plan n’exonère en rien les comportements de Polanksi, s’ils sont conformes aux dires de ses possibles victimes, ce qui reste à prouver.

Tout juste pourra-t-on suggérer que l’accumulation de tragédies – et quelles tragédies – n’est pas sans conséquences sur la vie mentale d’un individu. Que son rapport au monde, aux autres, à la normalité, en souffre d’une manière pérenne sans qu’il soit possible de dire avec précision les répercussions exactes prises par cette altération du sentiment. Qu’il existe probablement des fêlures invincibles dont ne peut soupçonner l’exact chemin qu’elles adoptent dans des circonstances bien particulières. Et que si quelqu’un mérite d’être traité avec toute la délicatesse possible, c’est bien Roman Polanski.

Finalement, la seule chose qui m’attriste dans toutes ces affaires, c’est la démoniaque légèreté avec laquelle on les traite. Comme si Polanski n’en avait pas assez eu. Comme si quelque part, on voulait à tout prix qu’il fût coupable. Comme si on ne pouvait admettre qu’ayant vécu le pire de la condition humaine, il en ait non seulement réchappé, mais que sa vie continue à briller dans le firmament d’une existence qui ne veut pas s’éteindre. Comme si c’était là un crime dont il faudrait qu’il paye d’une manière ou d’une autre le prix. Comme s’il n’avait pas le droit à notre pitié. Comme si l’acharnement à vivre de Polanski constituait une faute de mauvais goût, une erreur, une tromperie.

Un scandale, quoi.

Laurent Sagalovitsch

Laurent Sagalovitsch est écrivain et blogueur. Son nouveau roman, Le Temps des orphelins, est publié aux Éditions Buchet-Chastel.

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© photo : DR

Article publié le 13 novembre 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop


3 Comments

  1. Je vous remercie pour Roman Polanski de la justesse de vos propos. De lui rendre justice (tsedek) .

  2. Bonjour, je suis touchée aussi par son passé si effroyable, par ailleurs longtemps j’ai considéré R. Polanski comme un modèle, une référence, un exemple, ado je rêvais de devenir réalisatrice ado. Juive par mes deux parents, et la famille de ma mère étant de Lodz, je tiens à évoquer mon attachement à cette ville mais en fait bien-sûr à l’histoire de la Pologne vis-à-vis de la Shoah et après… Également à l’univers du cinéma, qui dans ma vie a une grande importance, non pas seulement par rapport à la construction de mon imaginaire, mais aussi à la construction de mon identité, à mes études et d’autres résonances personnelles et artistiques.. Mais cela aurait pu/ devrait être accompagné au niveau thérapeutique (psychologiquement, par exemple avec un psychanalyste, un psychothérapeute, en transgénérationnel, en EMDR, en hypnose, etc je ne sais pas s’il a fait ces démarches qui ne sont pas un détail en terme de soin)… Les évènements si terribles, si violents qu’il a vécu et ses talents artistiques ne peuvent ni de doivent en aucun cas minimiser et encore moins excuser les violences sexuelles qu’il a/aurait commis. Un viol étant reconnu comme un crime. Votre long texte nous rappelle l’effroyable qu’il a connu et rencontré depuis son enfance puis au cours de son parcours de vie, c’est d’une tristesse et d’une cruauté immense, je pense que nous sommes toute.ss d’accord. Mais vous passez complètement à côté de la révolution que nous vivons actuellement, à savoir de ne plus taire les ignominies subies concernant les viols et violences sexuelles. Cela ne peut plus durer, des siècles sont passés avec cette culture du viol ancrée dans le patriarcat, il ne faut plus excuser, souffrir en silence, avoir honte, avoir peur, afin de dénoncer, punir mais surtout, éduquer, rééduquer les mentalités. C’est loin d’être gagné, c’est un sujet qui touche la société entière et dans ses structures profondes. Le témoignage il y a quelques jours d’Adèle Haenel porte précisément sur cette volonté criante et urgente sur la libération de la parole, pour parler dans les collectifs, dans les familles, assumer ses torts, avancer. Cela suffit! De séparer la personne de l’artiste, d’inverser les rôles, R. Polanski est victime de la Shoah mais certainement pas victimes de ses violences sexuelles et viols ! C’est trop grave: qu’il a vécu comme multi-traumatiqmes nécessitent des traitements réels et d’être confronté à la justice par ailleurs, il n’est pas au-dessus des lois; ce que cette/ces femmes ont vécu, doit absolument être entendu, cru et défendu aujourd’hui et maintenant, enfin !

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