Les manifestations et grèves de 2019, suivies de l’épidémie de Covid-19, auront eu raison du dernier magasin Tati encore ouvert en France, l’enseigne historique de Barbès. Retour sur la saga de la mythique marque couleur rose vichy, fondée par un juif tunisien originaire de la Goulette, Jules Ouaki.
Jules Ouaki
De la Goulette à Barbès
Arrivé de Tunisie à Paris en 1948, Jules Ouaki, qui fut pendant la guerre sous-marinier des Forces françaises libres avant de devenir sellier, ouvre dans la capitale son premier magasin, une boutique de 50 mètres carrés située 22 boulevard Barbès. C’est là qu’il fonde Tati, anagramme de Tita, surnom de sa mère Esther, la marque Tita étant déjà déposée. Jules Ouaki invente un concept alors révolutionnaire dans le commerce français : “la grande surface de la fringue à quatre sous”, anticipant les besoins de la population parisienne dans l’immédiat après-guerre. Achetant des lots soldés qu’il paye cash, il fait tourner ses stocks quotidiennement et reconstitue dans le XVIIIème arrondissement de Paris l’atmosphère d’un bazar de La Goulette, où les clients peuvent toucher et acheter une marchandise à tout petit prix, alors que l’usage en vigueur était le magasin fermé, où les clients devaient pousser la porte pour entrer avec une quasi obligation d’acheter.
Le premier magasin Tati
Culottes et collants à 1 franc, savons et casseroles en vrac… feront le bonheur de ses clients, tandis que dès la fin des années 60, des robes de mariée à moins de 500 francs seront proposées chez Tati, qui deviendra le plus important vendeur de robes de mariée en France (30 000 pièces vendues par an dans les années 1990), en organisant des rayons spécialisés débordant de vêtements et d’accessoires de cérémonie, jusqu’à ouvrir en 1995 plusieurs boutiques dédiées, labellisées “Tati mariage”.
Avec ses “bacs à fouille”, son slogan « Tati, les plus bas prix » et son logo vichy rose et blanc aux couleurs chères à Brigitte Bardot, le magasin de Barbès révolutionne le commerce, devient le pionnier français du discount et l’emblème de Barbès, avec son enseigne que l’on découvre du métro aérien. Plus encore : un parfait symbole de la France des Trente Glorieuses, une institution. Jusqu’à 35 millions de visiteurs par an (dans les années 80)… plus qu’un monument parisien ! Tati figure alors même dans les guides touristiques japonais.
“Les Galeries Lafayette du pauvre”, version “chébran”
Jules Ouaki s’inscrira dans un quartier depuis longtemps constitué en centralité marchande parisienne, explique Emmanuelle Lallement dans la revue Hommes et migrations. Avant Tati, rappelle-t-elle, ce sont les Grands Magasins Dufayel sur le boulevard Barbès qui, dès 1856, ont fait du quartier un haut lieu du commerce populaire. Anciennement appelés “Palais de la Nouveauté”, ils attiraient une clientèle plutôt pauvre, qui pouvait consommer à crédit grâce à l’invention du paiement en mensualités que le fondateur Jules Crespin avait eu l’idée de mettre en place. Et, derrière le boulevard, au pied de la butte Montmartre, c’est depuis les années 1920 que le marché Saint-Pierre, un regroupement d’enseignes de tissus représenté principalement par les magasins Dreyfus, Moline et Reine, fait du quartier un haut lieu du commerce de shmattes (textile en yiddish).
Barbès est déjà à l’époque un quartier “multiculturel”, où se côtoient Algériens, Espagnols, Italiens, Yougoslaves, rapatriés d’Algérie et de Tunisie, et juifs ashkénazes y résidant depuis la fin des années 20. Cette population sera la première à faire sa fortune. Le concept de Jules Ouaki, a priori improbable, est un énorme succès, qui lui permet de s’installer en grand à Barbès, son créateur y rachetant plusieurs espaces, dont des hôtels de passe, puis à République et jusqu’à la rue de Rennes. C’est devant les vitrines du magasin de la rue de Rennes que, le 17 septembre 1986, un attentat à la bombe fomenté par le Hezbollah libanais fera 7 morts et 55 blessés.
Création Azzedine Alaïa pour Tati
Le «cheap» devient “chébran” dans les années Mitterrand, et les bourgeoises s’en entichent : Azzedine Alaïa, le célèbre couturier tunisien, a donné à la marque ses lettres de noblesse en lui dessinant une collection en 1991, préfigurant ce qu’on appelle désormais les “collections capsules” des créateurs pour les enseignes de grande distribution. Quand Jules Ouaki disparaît en 1982, L’empire Tati, surnommé “Les Galeries Lafayette du pauvre” par son fondateur, semble régner à jamais, immortalisé par le sketch des Inconnus Ushuaïa dans son froc.
Dallas version la Goulette
C’est compter sans les affres familiales qui vont plomber l’héritage de Jules Ouaki, façon Dallas de La Goulette. Depuis le décès du fondateur, mort d’un cancer en 1982, puis celui de l’ainé de la fratrie dans un accident, toute la famille se mêle des affaires du groupe, comme le rappelle Nathalie Bensahel et Fabien Pons dans un article de Libération en 2003. Les deux frères de Jules, ses cinq enfants et son gendre Hubert Assous, copilotent alors l’entreprise dans un bordel total, soulignent les journalistes. Il n’y a pas vraiment de stratégie mais plutôt une sorte de «Soviet Ouaki». Le tout s’accompagne d’embrouilles familiales interminables sous l’œil impitoyable de la gardienne du temple «Madame Eléonore» (épouse de Jules Ouaki). En 1991, c’est elle qui propulse le plus jeune des cinq enfants à la tête du petit empire, histoire de mettre de l’ordre. «J’ai pris la direction à la demande de maman», raconte Fabien Ouaki. «Il fallait protéger l’entreprise de nos bagarres familiales. Je me suis retrouvé en première ligne et je devais faire gaffe : ça tirait dans les couloirs.» Ambiance Tontons flingueurs de La Goulette.
Fabien Ouaki a eu comme précepteur à l’âge de neuf ans Joseph Sitruk, cousin de son père et alors jeune rabbin en poste à Paris, qui deviendra Grand rabbin de France. Le benjamin de la famille a loin d’avoir le profil d’un manager sorti d’HEC, mais il choisit d’être un bon fils, comme le notent les journalistes de Libération. À 33 ans, le nouveau boss de Tati a été animateur sur la radio libre Ici et Maintenant, chanteur dans un groupe de rock (baptisé PDG) avec pétard au bec, « djellaba et guitare électrique, qui envoie du lourd »… « c’était plus un musicien PDG qu’un PDG musicien« , se souviennent avec amusement le batteur du groupe et l’assistante du jeune PDG dans un extrait de l’émission « Complément d’enquête ». Fabien Ouaki détonne doublement en cosignant avec le Dalaï lama un ouvrage intitulé La vie est à nous et en dirigeant une écurie d’une vingtaine de pur-sang, qu’il fait courir aux couleurs de ce dernier, orange et bordeaux. En prônant « un peu plus d’amour » dans les réunions, le chef mystique passe pour un illuminé.
Le nouveau PDG de Tati n’en passe pas moins les années 90 à tenter de moderniser la vieille maison. “Le cheap, c’est chic”, pourra-t-on lire dans les pages mode des magazines féminins qui font référence au “style Tati”. De l’ère des carnets à souche des vendeuses (qui ont perduré longtemps après l’âge d’or des années 60-70) au temps des codes-barres, organisant la logistique et les achats, diversifiant les activités commerciales vers la bijouterie (Tati Or), les bonbons (Tati Bonbons), les lunettes (Tati Optique), les voyages… il aura tout essayé. Y compris d’aller s’installer, en 1998, sur la Cinquième Avenue à New York. Un flop terrible. Sa stratégie est aux antipodes de celle qui avait si bien réussi à son père. Il fait exactement le contraire de ce que ce dernier ne voulait pas faire. De la télé, de la radio, il prend une attachée de presse, il monte des collections… Fabien Ouaki joue à fond la carte de la communication, multiplie les coups médiatiques. Il veut faire de Tati une marque hype, mais sa stratégie hasardeuse va la mener dans le mur, expliquent les journalistes de Libé.
Fabien Ouaki a beau faire, la lourdeur de Tati se révèle trop pesante, notent encore Nathalie Bensahel et Fabien Pons. La réactivité du groupe est beaucoup trop lente, poursuivent-ils : les Zara et autres H & M lui taillent des croupières à coups de nouvelles collections permanentes. Et des coûts de fabrication ultra bon marché : pendant que Ouaki se perd dans la joaillerie et la confiserie, les autres grandes enseignes de la distribution font fabriquer en Asie des dizaines de milliers de pièces de confection qu’ils revendent à des prix de plus en plus bas. Tati ne peut bientôt plus concurrencer les Auchan (enseigne Kiabi) et autres Vivarte (La Halle aux vêtements) : là où Ouaki passe commande pour 5 000 ou 7 000 pièces en Thaïlande ou en Chine, ses compétiteurs cassent le marché en commandant des lots de 30 000 à 40 000 pièces. On est en plein dans La Vérité si je mens ! 2.
«Cette maison est un vrai foutoir»
Et puis il y a l’argent, qui commence à manquer. En 1995, Fabien s’est endetté avec deux de ses frères Albert et Sylvain et sa sœur Esther, pour racheter à leur mère la totalité du capital de la marque, racontent les journalistes de Libé. Le benjamin devient premier actionnaire du groupe avec 57 % du capital, les autres recevant 14 % chacun. Mais pour devenir propriétaires, ces quatre Ouaki-là se sont lourdement endettés : en 2000, ils devaient rembourser l’équivalent de 200 millions d’ici 2006 à leurs créanciers. Quatre ans plus tard, Ouaki est fatigué. Disputes familiales, affaires de moins en moins florissantes : le patron, finalement, aimerait bien quitter le navire. Contre l’avis de ses frères et sœurs, il décide de donner un mandat de vente de Tati à la prestigieuse banque Lazard. Ce qui ne va pas vraiment arranger les négociations, qui ressemblent de plus en plus à une partie de poker menteur. Un jour, Ouaki affirme à qui veut l’entendre qu’il a reçu une «offre ridicule» de 300 millions de francs, un autre qu’il a refusé une proposition à 600 millions. Les frères Grosman, propriétaires de Celio, seraient sur le coup.
«Tati, c’est plus d’un milliard de francs de chiffre d’affaires, plus de 30 magasins, 25 millions de clients et des sites inestimables, disait-il à l’époque. Tout cela vaut de l’argent.» Un avis que n’ont jamais partagé les banquiers du secteur : «Cette maison est un vrai foutoir», affirmait l’un d’entre eux. «Il faut attendre que le prix demandé par Ouaki baisse. Et encore, même pas cher, je ne suis pas certain que cette affaire vaille la peine.» En désespoir de cause, Fabien Ouaki a fini par retirer son mandat à la banque Lazard. Et s’est mis à chercher du cash seul. Quitte à vendre le magasin de la place de la République à Paris. «À un très bon prix», dit-il. Avant, en 1998, il y avait eu la vente en or massif du Tati de la rue de Rennes.
À bout de souffle, Ouaki est allé chercher un spécialiste de la grande distribution en 2001 pour en faire son directeur général, partageant pour la première fois le pouvoir avec un étranger à la famille. Redresseur de la marque Jacadi, Christian Raillard voulait redonner à Tati son statut de bazar de centre-ville. Et d’ouvrir deux magasins dans Paris intra-muros, Italie 2 et rue Réaumur pour donner le ton. Raté. Toujours à court d’argent, Fabien Ouaki a fini par vendre une propriété de la famille à la Mairie de Paris, l’ancien cinéma Le Louxor, boulevard Barbès, pour 1,3 million d’euros. En août 2003, c’est la cessation de paiement. L’année suivante, l’enseigne est rachetée par Eram. Malgré les projets (ouvertures dans les pays du Maghreb et de l’Europe de l’Est) et un site internet aux 10 000 références, les ventes s’effondrent et les pertes se creusent. Le sweat à 9€99 estampillé “Barbès” qui devient un hit en 2014, en clin d’œil aux créations Vans, Louis Vuitton et Céline qui reprennent l’imprimé quadrillé du logo démocratique, n’aura pas suffi à redresser la barre-bès.
Le groupe finit par être placé en redressement judiciaire le 4 mai 2017, la même année étant marquée par son rachat par le groupe GPG, propriétaire de Gifi, qui offre alors de conserver 1 428 des 1 700 emplois… avec tout de même 300 licenciements. Résultat, selon les Echos : 188 suppressions d’emploi, 49 magasins passant sous pavillon Gifi, 30 reprises par un collectif de managers, et 13 fermetures complètes en 2020. Avec celle aujourd’hui, emblématique, du vaisseau de Barbès. « Tati n’a pas vu le retour de ses clients vers son centre historique de Barbès », a expliqué son directeur général délégué Thierry Boukhari, cité dans un communiqué. Le magasin historique « a accusé une baisse de 60% de ses ventes entre le 1er octobre 2019 et le 31 mai 2020 par rapport à la même période l’année précédente », a-t-il ajouté, cité par BFM TV. 34 emplois sont menacés, tandis que les 11 salariés des magasins de déstockage et de mariage, qui ne fermeraient pas, seraient eux maintenus.
Pour qui sonne le glas, celui d’une formidable réussite d’un artisan de la Goulette, et la fin d’une époque pour le quartier de Barbès.
Alain Granat
© photos : DR
Article publié le 7 juillet 2020. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2020 Jewpop
Magnifique et si triste hommage à la fois…
Tati était fantastique, j’y ai travaillé pendant presque 2 ans, embauché par Jules Ouaki ami d’enfance de mon oncle, je connaissais toute la famille, ils sont tous très gentille, j’aimais bien Fabien Ouaki un homme simple et sympathique, j’étais l’homme à tout faire, embaucher les personnels, compter l’argent au coffre avec si je me rappelle bien un certain Albert j’ai un doute sur son prénom, mais on a trop rigolé en faisant des batailles de liasses de billets, je portais la paye des employés à la rue de Rennes etc..
Je me rappelle également du chef comptable Mr Bellaïche, alors là c’était la crise de rire tous les jours, également du chef de la sécurité, le tombeur de ces dames. Enfin que de bons souvenirs d’un ancien monde, longue vie à Tati je ne t’oublierais jamais.