« Bar mitsva, bar mitsva, dans la joie, tu reçois, tu reçois, la thora ; ta famille, tes amis sont tous là, pour chanter et danser autour de toi… »
Ça commence toujours comme ça, par une bar mitsva. Et une bar mitsva commence toujours par une chanson des Chevatim, « les tribus » en hébreu. Et il faut le dire, avoir treize ans, c’est entrer dans une tribu à part entière, celles des hommes juifs.
Parce qu’être Juif, c’est faire partie d’une société secrète… Oh, toi, je t’arrête tout de suite, pas la société secrète qui domine le monde, tu passes bien trop de nuits sur Internet après avoir roulé ! L’ami, on est Juifs ! C’est-à-dire qu’on se repose le jour du Shabbat et que le lendemain dimanche, on va à Deauville ; tu conviendras que cinq jours pour dominer le monde, c’est bien insuffisant. Bon, on se contente de dominer le monde occidental. Et oui, le Juif est un être paresseux, un parasite, c’est bien connu. Mais pour réaliser ce joli programme, il faut procéder par étapes, parce que chaque société secrète a ses rites initiatiques et tout ce qui s’ensuit.
Donc, la bar mitsva, LE grand passage des treize ans…
Tout d’abord, tu vas te griller un paquet de clopes durant les quatre heures que va durer ta soirée de fête, histoire de commencer une carrière de fumeur invétéré, qui te donnera la voix rauque qui accélèrera le travail bien trop lent à ton goût de la puberté. Et tout ça, devant tout le monde, du genre « je fume, ouais, mais je vous emmerde, je suis un bonhomme maintenant ! »… Enfin, profites-en avant que ton père ne te mette une baffe et que ta mère ne te tire les oreilles « parce qu’il n’y a pas si longtemps, le lait te sortait du nez et que ce n’est pas parce qu’on a casqué 40 000 francs pour toi que tu crois que tu pourras faire tout ce qui te chante. »
Ensuite, on t’initie à l’argent – on est des Juifs non ?
Donc, c’est toi qui, tout fier, reçois les enveloppes que tu as si durement gagnées parce que tu as pleuré à la face du monde voici tout juste treize ans.
Ces enveloppes, tu les caches dans la poche intérieure de ta veste, parce que tu crains que les invités (ta famille, tes amis : n’oublie pas les paroles de la chanson !) vont s’empresser de tout te piquer, ou pire, de te faire une arnaque qui n’existe même pas dans La Vérité si je mens !, l’arnaque qu’on garde pour le jour où tout va mal, une veille de pogrom ou d’expulsion, histoire de partir avec des valises pleines. Petite remarque : comment fait-on pour encaisser un chèque quand on vient juste d’avoir treize ans ?
Mais surtout, et c’est là l’essentiel de l’affaire, tu te dois de porter un costume qui est bien trop grand pour toi.
Soyons clairs, tu viens d’avoir treize ans, tu ne mesures donc qu’un mètre quarante, mais tu n’as pas eu le temps de l’essayer ce pantalon, tout ça parce que tes parents se sont engueulés à cause du monospace qui ne démarrait pas (non, on ne sort pas tous les jours en BMW, on prend aussi des voitures banalisées pour ressembler aux goys), et qu’une fois arrivés chez le grossiste, tu as failli te prendre une baffe de l’un et de l’autre (pour une fois qu’ils sont d’accord sur quelque chose !) quand tu as voulu choisir un costume blanc.
Parce que chez nous, les hommes s’habillent en noir en toute occasion. Enfin, chez nous, ça veut dire, chez les juifs religieux, les vrais, ceux qui ne se rasent jamais la barbe, dont les femmes se couvrent la tête et plus encore. Je vous arrête tout de suite, oubliez ce fantasme de sexe à travers un drap, je crois avoir été conçu de façon norm… Bon, je ne veux pas savoir comment j’ai été conçu : je suis Juif, ma mère est donc vierge ; quoi que me dira mon prof de biologie, je ne l’écouterai pas. D’ailleurs, qui s’intéresse à la reproduction des fleurs et des papillons ?
Je porte donc un costume noir et les gens ne me glissent pas d’enveloppes, ils me submergent de livres dont la seule concession à la langue française est la dédicace qui contient les vœux hébraïques d’usage transcrits en phonétique – oui, les Juifs sont ou riches ou fondamentalistes, c’est bien connu… Et si tu veux tout savoir, ma famille n’est pas riche.
La masse de pages me muscle les bras. Ma puberté commence bien, les biceps ne tarderont pas et, qui plus est, je pourrais mille fois être réincarné, on ne me laissera jamais tirer la plus misérable taffe. Mais cette masse fait aussi comme une grosse boule dans la gorge : il va falloir lire tous ces bouquins et le Rav de la Shul m’interrogera chaque Shabbat pour vérifier mes progrès, me complexer sur la petitesse de mon cerveau : « Yedidya, tu n’as pas une bonne tête » me dira-t-il de sa voix douce et peinée. Comme si ma petite taille et ma petite… Enfin, vous savez… Ne suffiront pas pour me sur-complexer.
Alors une larme commence à rouler le long de ma joue quand commence le chant nasillard des Chevatim, les Tribus, donc. Personnellement, j’aurais préféré rentrer sous l’air du Sunlight des Tropiques, parce que Gilbert Montagné, c’est la grande classe quand tu as treize ans au début des années 1990 et que tu ne sais pas encore remuer sur la techno, puisque tu n’as pas encore découvert l’ecstasy (tu n’as pas encore dix- neuf ans, hein ? ne t’inquiète pas Yedidya, ça viendra).
Mais je dois déjà m’estimer heureux, mes parents ont compris que j’étais un rebelle en puissance, de la mauvaise graine (s’ils savaient, les pauvres…), ils ont prévu mon entrée sur une chanson en français, langue qui a failli faire s’étouffer le Rav de surprise et de schnaps.
Je n’ai même pas eu droit à une entrée sous un châle rituel porté par mes proches, histoire de donner une solennité aux violons, solennité qui ferait renifler mes grands-parents paternels. Mais mes grands-parents se sont fait excuser pour une durée indéterminée pour cause de décès, et qui plus est, je porte un chapeau noir à larges bords qui tomberait de ma toute petite tête si j’étais trop remué.
C’est ça devenir un homme religieux, c’est avoir treize ans et des fringues du 19è siècle : la grande classe, enfin, la grande classe façon shtetl à Paris. Mais je ne suis pas très au fait de la mode, donc je dis ça…
Gros plan : je ressemble à une marionnette affublée de vêtements mal coupés, bien trop grands. Le Petit Nicolas (aaah, ce tout petit bonhomme, mon héros, chef de guerre de ma rébellion) dirait que j’ai l’air d’un guignol. Je suis donc parfait, les photos et mes joues pincées par les invités comme signe d’affection en témoigneront tout au long de la soirée.
Mais ce chapeau me fatigue rapidement. Il est trop lourd pour ma pauvre tête – le Talmud doit vite en occuper toute la place –, il en glisse sans arrêt, et son bord avant n’a de cesse de se retourner. Déjà à la soirée de bar mitsva, mes parents ont menacé, me l’ont remonté, bloqué par tous les moyens : sans grande efficacité. Ce bord récalcitrant, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour eux ça veut dire beaucoup, ça veut dire qu’il (moi ?) veut être libre et n’est pas heureux d’être là avec nous (eux). Oui, j’avais commencé à écouter Michel Berger en cachette. J’aime Michel Berger, je m’en fiche, je ne connais pas d’autres chanteurs ! J’ai quinze ans, je risque ma vie pour écouter ses chansons, je prends presque autant de risques que certains de mes ancêtres ont pris pour étudier.
Mais revenons à ce bord, cet objet de ma déchéance.
C’est insensé ce que cette dizaine de centimètres a pu me valoir comme remarques acerbes à l’adolescence. Il est heureux que je n’allasse jamais en éducation physique, car les remarques auraient été toutes autres pour la presque dizaine de centimètres que longtemps j’arborais, et point de barbe naissante qui aurait détourné les regards de ma taille chétive vers mon visage.
Je n’ai guère d’anecdotes de vestiaires, juste des souvenirs de synagogue, ce sont donc les centimètres rebelles de mon feutre noir à la Alain Delon dans Borsalino qui ont causé les plus grandes peines de mon adolescence ; ça, et la petite rousse aux yeux verts qui ramassait mon couvre-chef ayant chu au sol : la plus jeune fille du Rav. Ah, la fille du Rav… Vous avez remarqué ? Il y a toujours les filles de Rav, et vous avez remarqué à quel point elles sont belles ? Simplement. La pudeur des jeunes filles destinées à devenir des Eshet Haÿl, des femmes vertueuses, même maintenant, même si je m’améliore, j’en rêve encore. Vous connaissez « Une étrangère parmi nous » avec Melanie Griffith ? Et bien la fille du Rav et moi, c’était comme dans ce film : « bacher » et « bachert », âmes-sœurs, si vous préférez, mais c’est bien plus romantique en yiddish. Parce que, bien que religieux, on n’en est pas moins homme, et poète, et amoureux, et adolescent.
Mais ce chapeau était l’obstacle, le Satan, l’opposant. On aurait dit qu’un dibbouk le possédait, il n’en faisait qu’à sa tête cet enfoiré, au lieu de sagement rester sur la mienne, calme comme un enfant sous le châle de prières de son père durant la bénédiction des Cohanim.
Avouons que ne l’y aidais pas tant que ça. Je l’aidais même. Je tapais sur la tête de mes camarades avec les plus gros traités du Talmud. Les connaissant étonnamment bien pour mes seize ou dix-sept ans, je tâchais, en bon maître de mes camarades de jeu, de leur en enfoncer les principes à grands coups sur le crâne. Se voulant aussi savants que moi, mes amis répliquaient armés des commentateurs les plus célèbres qui, s’ils écrivaient bien moins de pages que les rédacteurs talmudiques, voyaient leurs œuvres ornées des couvertures les plus sophistiquées, par exemple, en carton garni de tiges métalliques compliquées.
Moi qui connaissais déjà le Talmud, j’ai développé une expertise irréfutable sur ses commentateurs, et sans doute serais-je devenu un érudit respecté si mon chapeau n’avait souffert de ces études approfondies.
C’était l’épreuve initiatique finale : conserver intact le symbole de sa tribu. Et je l’ai ratée, et ce n’était même pas de ma faute. Tout ça, à cause de ce chien de Yossi Je-ne-dirai-pas-son-nom-parce-que-je-ne-veux-pas-faire-de-lachone-hara-la-médisance-si-vous-préférez-en-français, qui était aussi amoureux de la petite rousse aux yeux verts. Il a été un meilleur maître pour moi que je ne l’étais pour lui, il a détruit mon chapeau, m’a fait une belle bosse, et elle s’est contentée de me briser le cœur, enfin, je crois.
Cher Père Noël, pour ma prochaine bar mitsva, je veux un costume blanc, une Sega Megadrive, Gilbert Montagné au piano… Enfin, vous voyez ce que je veux dire… Et puis, si vous pouviez priver de cadeau les Chevatim qui chantent vraiment très très mal… Et puis, si vous pouviez tabasser Yossi-je-ne-dirai-pas-son-nom-parce-que-je-ne-veux-pas-faire-de-lachone-hara-la-médisance-si-vous-préférez-en-français-non-n’insistez-pas-je-dirai-pas-son-nom-mais-tu-peux-commencer-à-te-cacher-Yossi-parce-que-dans-la-prochaine-chronique-je-m’occuperai-de-toi.
Yedidya ex-Hassidovitch
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