Anne Goscinny, fille de l’auteur français le plus lu au monde (devant Michel Onfray et Marc Levy) publie avec l’illustratrice Catel Muller « Le Monde de Lucrèce » (Gallimard Jeunesse). Elle a accepté de répondre aux questions de Jewpop.
Jewpop : Lucrèce est une adolescente de la génération Z (mobile native). Son smartphone est-il la continuation de son cerveau, ou résiste-t-elle toujours et encore aux envahisseurs de la Silicon Valley ?
Anne Goscinny : Lucrèce est une adolescente de son temps. J’espère pour elle qu’elle fait bon usage de son smartphone ! Il me paraîtrait aujourd’hui artificiel de créer un héros ou une héroïne qui ne soit pas pourvue de cet objet connecté. C’est leur façon d’être au monde, d’être le monde, de le comprendre, d’être compris de lui. Il faut cependant qu’il reste un accessoire utile, et parfois (souvent !) futile. Mais la futilité se déplace… Ce qui était futile il y a 30 ans est devenu indispensable. Il ne s’agit donc pas pour nous, les auteurs, de résister mais d’accompagner. J’ai moi-même des enfants de 15 et 17 ans, et je sais que la communication avec leurs copains passe obligatoirement par là, et bien souvent par les réseaux sociaux. Je suis radicalement contre l’interdiction du portable au collège. Je pense au contraire qu’il faut apprendre aux enfants à s’en servir, à doser, à apprivoiser justement ce drôle d’appendice.
J. : Lucrèce lit-elle Harry Potter et Twilight, ou comme vous à son âge, préfère-t-elle la Comtesse de Ségur et Alexandre Dumas ?
A.G. : La lecture n’est hélas pas l’activité préférée de Lucrèce… Lucrèce a soif de tout, soif du monde qui l’entoure. Je vais essayer, dans chaque volume, de faire référence à une œuvre littéraire dédiée à la jeunesse. Dans le volume 2 (à paraître en octobre prochain), il y aura une histoire consacrée au Petit Nicolas, dans le volume 3 (mars 2019), on retrouvera dans l’une des nouvelles les célèbres Delphine et Marinette des Contes du Chat perché. Je voudrais aussi rendre hommage à Sophie, l’héroïne de la Comtesse de Ségur. Je n’ai jamais lu Twilight, j’ai parcouru Harry Potter… Disons que la Comtesse de Ségur, dans mon panthéon personnel, n’est pas encore détrônée !
J. : Êtes-vous fan de Laurel et Hardy, qui ont inspiré à votre père les personnages d’Astérix et Obélix ?
A.G. : Non pas particulièrement. Mais mon père a toute sa vie appliqué la recette de l’opposition entre deux héros. C’est très efficace mais il faut avoir beaucoup de talent pour que ça ne fasse pas procédé. Je me sens novice en littérature jeunesse.
J. : Que pensez vous des adaptations en 3D des bande dessinées françaises comme Tintin, Les Schtroumfs ou Valérian ?
A.G. : Je crois qu’adapter est extrêmement difficile et périlleux et je crois surtout que la technique ne peut pallier un scénario faible. Ce qui a été formidable avec les différentes adaptations de l’œuvre de mon père, c’est la recherche du troisième degré chère à mon père et à Albert Uderzo. Si Alain Chabat a particulièrement réussi le pari, chaque Astérix au cinéma a ses qualités. L’humour est un genre difficile, au cinéma, au théâtre et en littérature. Il est infiniment plus simple de faire pleurer et d’émouvoir que de faire rire.
J. : Quelle fut la réception de la version yiddish du Petit Nicolas et du dernier épisode de Lucky Luke, qui rencontre une famille juive, dans La Terre promise ?
A.G. : Quand nous avons décidé de traduire le Petit Nicolas dans les différentes langues de France, le yiddish s’est imposé pour inaugurer la collection. Le yiddish était la langue maternelle de mon père, avec le polonais et le russe. J’ai imaginé qu’il aurait été amusé et très heureux de savoir que son Petit Nicolas parlait yiddish. Si l’on considère qu’il a en partie raconté son enfance dans cette œuvre-là, le yiddish est parfaitement cohérent ! Les lecteurs sensibles à cette langue ont été très heureux de trouver du yiddish dans leur librairie de quartier. Je suis allée le présenter souvent, et il y avait systématiquement dans les différentes assistances une émotion palpable. Je ne regrette qu’une chose, ne pas l’avoir sorti en phonétique. Il y a plein de gens qui parlent le yiddish mais ne lisant pas l’hébreu, ne peuvent le lire. Je sortirai un jour cette version phonétique… J’ai beaucoup aimé le Lucky Luke de Jul. Je n’ai qu’un regret, qu’il n’ait pas été dédié à la mémoire de mon père… J’avoue que ça m’aurait fait plaisir et que ça aurait été un juste hommage rendu à l’homme qui a fait de Lucky Luke le héros si célèbre qu’il est devenu.
J. : Dans Le bureau des solitudes, vous avez évoqué la psychanalyse. Avez-vous, comme le préconisait Freud, réussi à guérir de votre enfance ?
A.G. : Disons que je ne considère pas mon enfance comme une maladie, je n’ai donc pas à en guérir ! J’ai vécu c’est vrai une fracture, un chaos. La mort de mon père, si brutale et soudaine, a été une sorte de missile dans mon bonheur de petite fille. La psychanalyse m’a aidée, indéniablement. Elle m’aide encore. C’est une démarche qui m’apprend jour après jour qu’il ne faut pas gaspiller son énergie à tenter de nier l’évidence, la disparition, mais qu’il faut transformer la souffrance, la douleur, le deuil. C’est ce que je fais, livre après livre. Sans mettre systématiquement en scène la douleur, je mets des mots sur mes larmes. Des mots qui comme dans Lucrèce peuvent faire sourire !
Interview réalisée par Alexandre Gilbert pour Jewpop.
Commander Le Monde de Lucrèce (Gallimard Jeunesse) sur le site leslibraires.fr
Commander Le Petit Nicolas en yiddish (IMAV) sur le site placedeslibraires.fr
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© photos et visuels : photo de une Anne Goscinny : Jean-François Paga / Grasset / DR / Illustrations : Catel Muller / DR
Article publié le 13 mai 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop