Yiddish mambo, métissage heureux

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Les communautés juive et latino ont hybridé leurs musiques aux États-Unis. Un double CD jouissif explore ce brassage méconnu.
 
C’est l’histoire d’une mélopée en hébreu, Hava Nagila, qui se convertit en cha-cha-cha, en merengue, en morceau de salsa. C’est l’histoire du fils d’un chanteur de synagogue qui devient le plus redoutable des trombonistes latinos au sein de l’orchestre new-yorko-portoricain d’Eddie Palmieri. C’est l’histoire d’une chanson d’amour yiddish, Sheyn Vi Di Levone , tournée en rumba par un big band de bal. Ou encore celle du dénommé René Bloch, héros du mambo dans les fifties, rabbin aujourd’hui à Rancho Cucamonga, Californie.
 
C’est la saga méconnue, déclinée en deux CD, 41 morceaux et un opulent livret, du fabuleux brassage entre les musiques juives et latinos dans les États-Unis des années 1940 à 1980. Métissage jouissif, célébré dans des morceaux aux intitulés facétieux, tels que Meshuganah Mambo ou It’s a Scream How Levine Does the Rhumba. Ce dernier, qui donne son titre à la compilation, sort de la bouche scandaleuse de Ruth Wallis, reine du «double entendre» (comme disent les Américains en faux français) et du texte «risqué».
 
C’est, au départ, l’histoire d’une série d’espaces où se croisent deux communautés émigrées aux États-Unis. Préaux d’école et rues du Bronx, de Brooklyn, de Harlem. Pistes de danse en proie à la fièvre afro-cubaine. Salles des fêtes courues par les vacanciers juifs et par les musiciens latinos dans les hôtels des montagnes Catskills tels que le Concord, «le sommet du luxe vacancier kosher», comme le rappelle le livret qui accompagne le disque.
 

 
L’opération séduit de prime abord en déployant le charme délicieux des idées improbables et des collisions inopinées. A l’écoute des perles enfilées dans les deux disques (avec un gros quota de noms connus, tels que Tito Puente, Celia Cruz, Ray Barreto ou Perez Prado), l’association des deux traditions s’impose comme une évidence : hybridation majeure dans l’histoire des cultures populaires américaines.
 
L’alliage peut prendre la voie du mariage, par exemple lorsqu’Abbe Lane, chanteuse ravageuse (qui s’appelle en réalité Abigail Francine Lassman) épouse le roi de la rumba, Xavier Cugat. Parfois, la connexion passe par le Brill Building, bâtiment légendaire sur Broadway, où des compositeurs juifs écrivent du rhythm’n’blues latinisant pour des chanteurs afro-américains. Parfois, c’est l’identité entière d’un artiste qui glisse entre les mondes: comme pour Stan Getz, fils de juifs ukrainiens de Philadelphie et incarnation quintessencielle d’une bossa nova infusée de jazz – ou vice-versa.
 
Sociologiquement, les points de contact sont nombreux. Les deux communautés partagent souvent les mêmes rues, les mêmes fréquences radio et le même statut d’outsider, rappellent les compilateurs – des passionnés réunis sous le nom d’Idelsohn Society for Musical Preservation, et convaincus que «la meilleure manière de raconter l’histoire juive passe par la musique». Les juifs manifestent une ferveur extraordinaire pour les bals latins, au point de se voir coller le sobriquet de mamboniks dans les années 1950.
 

 
Mais d’un point de vue intrinsèquement musical, comment fonctionne la liaison ? Les collectionneurs de l’Idelsohn Society, qui travaillent sur cette compilation depuis dix ans, évoquent plusieurs hypothèses, émises par des universitaires, des journalistes ou des musiciens. Il y a d’abord la «théorie de la mémoire génétique». Qu’est-ce à dire ? «Les Juifs de la diaspora percevraient des échos séfarades dans la musique latine, à cause de l’enracinement de celle-ci dans les cultures arabes d’Afrique du Nord». Du Maghreb à l’Andalousie arabisée, de là à l’Amérique du Sud peuplée par les hispaniques – et en avant vers le melting pot des États-Unis. Vertige du métissage…
 
Vient ensuite la théorie dite «du clave» : la rythmique et le motif de basse de la hora, danse juive et balkanique, seraient «des cousines distantes» de la clave afro-cubaine. Pour d’autres commentateurs, ce serait tout simplement la prédilection pour la gamme mineure qui relierait les deux traditions sonores. Profondément inscrit dans les deux cultures musicales, ce penchant insinue un soupçon de mystère et de mélancolie dans l’allégresse de la fiesta. Comme le souhaitait un album enregistré en 1961 par des stars du jazz latin réunies sous le nom de Juan Calle and His Latin Lanztmen : Mazel Tov, Mis Amigos.
 
Nic Ulmi
 
It’s a Scream How Levine Does the Rhumba. The Latin-Jewish Musical Story : 1940s-1980s (Idelsohn Society for Musical Preservation) idelsohnsociety.com
 

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Article paru dans Le Temps,  publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
© photos : DR

Article publié le 9 janvier 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop

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