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Juifs Massorti à Marseille, la difficile lutte pour exister

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À partir du 18ème siècle, le judaïsme d’Europe centrale connait de profondes transformations. Des mouvements réformateurs voient le jour, prônant un rapport plus souple à la Halakha (loi juive) et une plus grande adaptation à la société moderne. À cette période, appelée la Haskala, divers courants apparaissent. Parmi eux, le courant Massorti souhaite affirmer son attachement à la Halakha, tout en se détachant de certaines pratiques traditionnelles du judaïsme orthodoxe. Il rencontre un succès important aux États-Unis, en Europe de l’Ouest et en Israël. À Marseille, le groupe Judaïca est reconnu par le mouvement Massorti français en 2007. La Cité Phocéenne compte 70 000 juifs, la seconde plus grande communauté de France après Paris. Cependant, 10 ans plus tard, les Massorti marseillais peinent à s’imposer. Ces difficultés pourraient remettre en question leur existence.
 
Vendredi soir, la nuit voile peu à peu les rues d’Aix-en-Provence. Dans les locaux d’Or Chalomi, la communauté Massorti d’Aix est réunie pour célébrer le début de shabbatii. Face à la Thebaiii, les prières d’une trentaine de fidèles résonnent au rythme d’un ministre-officiantiv. Les femmes et les hommes sont rassemblés dans la même pièce, sans séparation. Voix féminines et masculines résonnent à l’unisson : « Baroukh atah adonaï Elohenou melekh ha-olam »v [« Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu, Roi de l’univers… »]. Après quelques prières cadencées par de fervents « Amen », une femme passe devant l’assemblée pour faire le commentaire de la Parachavi. Le lendemain, au cœur de la journée de shabbat, un ministre-officiant lira la Torah.
 
À quelques kilomètres au sud, Marseille. Ce même samedi, personne ne se penchera sur la Torah. Peu de fidèles sont venus. Pour organiser la lecture de la Paracha, il faut réunir un groupe d’au moins dix juifs, appelé le miniane. Dans le judaïsme orthodoxe, le miniane ne compte que des hommes, mais les Massorti y intègrent aussi les femmes. Malgré cette souplesse, à Marseille, durant certains shabbat, le quorum de dix juifs n’est pas atteint. Faute de participants, le shabbat n’a pas lieu toutes les semaines.
 

 

La communauté juive marseillaise marquée par une pratique orthodoxe

 
Peu de juifs Marseillais sont attirés par le Massortisme. Pour le Rabbin Massorti Yeshaya Dalsacevii, à la tête de la communauté Massorti de DorVador (Paris Est), « La communauté de Marseille pratique un judaïsme traditionnel. Les Marseillais ont du mal à accepter la pensée Massorti ». À Marseille, la communauté juive est principalement sépharade. Fuyant l’antisémitisme ambiant et les pogroms, expulsés, ils sont 500 000 à 600 000 juifs à quitter les pays arabes et musulmans entre 1948viii et les années 1970ix. Après ces vagues d’exode, la population juive marseillaise passe de 12 000 à 50 000x. Chez ces populations qui proviennent en majorité du Maroc ou de la Tunisie, la pratique orthodoxe du judaïsme est plus forte. Peu connu, le courant Massorti semble trop associé au judaïsme libéral. Pour les quelques juifs marseillais qui le connaissent, il risque de remettre en cause la Halakha, et donc leurs coutumes ancestrales.
 
Le Massortisme n’est d’ailleurs pas dans l’air du temps, selon David, juif Massorti marseillais : «je crois que le mouvement Massorti, surtout à Marseille, se trouve coincé entre une double évolution. D’un côté, certains juifs affermissent leur pratique de la religion, et se rapprochent d’une forte orthodoxie. D’un autre côté, il y a parfois un désintéressement total du judaïsme. On voit cela surtout chez les jeunes ». Selon lui, le mouvement Massorti doit se remettre en question car « il y a quand même un public pour ce courant, mais il y a aussi un problème à l’intérieur du mouvement Massorti à Marseille. La gestion et la communication du mouvement est mauvaise ici », mais aussi faire face aux manques de moyens, car « actuellement, nous n’avons pas de rabbin ».
 
Par ailleurs, particulièrement dans la Cité phocéenne, le mouvement Massorti souffre de ses relations avec le Consistoire, qui représente un judaïsme de pratique orthodoxe. Établi sous Napoléon Bonaparte, « à un moment où on a donné la citoyenneté, l’égalité aux juifs par rapport aux non-juifs » nous indique Sonia Binisti, leader de la communauté Massorti de Marseille. À l’époque, le Consistoire vise à organiser les relations entre l’État français et les juifs. Cette institution singulière a été peu à peu légitimée aux yeux des Français juifs, organisant la vie de la communauté, « donnant l’état civil, reconnaissant les mariages et se chargeant des enterrements ». Le problème, selon elle, c’est que « petit à petit, les ultra religieux ont pris le pouvoir » et « si vous êtes en dehors de ce judaïsme consistorial, vous n’êtes pas reconnu comme juif », « ils [les membres du Consistoire de Marseille] ne veulent pas nous voir ou nous [les Massorti] entendre ».
 
Selon certains Massorti marseillais, l’institution entraverait la vie de communauté des Massorti. Léa l’affirme : « il fait pression sur les restaurants casher. Ils les empêchent de livrer de la nourriture aux Massorti, pour les Bar-Mitsvah ou les mariages. Ils les menacent de leur retirer la tehoudai, qui atteste de la cacherouteii ». Pour David, ces relations sont tendues parce que « les Massorti sont considérés comme des concurrents directs par le Consistoire, car nous sommes plus proches d’eux que les Libéraux dans notre pratique du judaïsme ».

 

rabbin Yeshaya Dalsace JewPop

Le rabbin Yeshaya Dalsace

 
Interrogé sur cette question, le Rabbin Dalsace admet qu’il existe bien une pression du Consistoire sur le mouvement Massorti, car « le Consistoire se sert beaucoup de son monopole » et « cela peut poser problème dans la reconnaissance de certains mariages ». En effet, si une femme non juive se convertit au judaïsme Massorti et se marie avec un homme juif, le mariage ne sera pas reconnu par le Consistoire. L’institution ne reconnait que les conversions au judaïsme orthodoxe, qui peuvent s’étendre sur 10 à 30 ans, selon des témoignages de personnes en cours de conversion.
 
Contacté par téléphone, le Consistoire de Marseille n’a pas souhaité répondre à ces interrogations : « Nous ne nous occupons pas des relations avec les Massorti au Consistoire. Nous gérons seulement les questions administratives ».
 
Les pratiques qui sortent du cadre du judaïsme orthodoxe sont parfois fortement condamnées par le Consistoire, « en partie noyauté par l’orthodoxie » nous confie Sonia Binisti. C’est encore plus vrai à Marseille, comme en témoigne la polémique survenue à la mi-juin 2017. Le centre culturel juif marseillais Edmond Fleg avait organisé pour la première fois une lecture de la Torah par des femmes. Cet événement a entrainé une condamnation du Consistoire de Marseille dans un communiqué : « la lecture de la paracha par une femme, dans le cadre d’un office religieux du shabbat, n’est pas autorisée selon la Halakha ». Cet épisode traduit aussi une pratique française du judaïsme spécifique qui peine à s’ouvrir aux femmes. Au contraire, aux États-Unis ou en Israël, des femmes appartenant au courant orthodoxe lisent la Torah avec plus de facilité.
 

La lente évolution vers un judaïsme pluriel

 
Critique de certaines pratiques du Consistoire, le rabbin Yeshaya Dalsace affirme qu’« il faut apprendre à exister sans le Consistoire » car « la reconnaissance [du consistoire] ne sert à rien », « il est important parce qu’on lui donne de l’importance ». Pour lui, l’organisation du judaïsme en France reflète parfaitement la culture française, « il est très jacobin », c’est pourquoi la communauté juive, et l’ensemble de la société française, portent un regard très centralisé sur le judaïsme dans le pays, et reposent tout sur cette institution. Ainsi, « le public juif français doit accepter la pluralité ». Les dernières années, la pratique du judaïsme est de plus en plus décentralisée, notamment à Paris, comme le confirme le rabbin : « ma communauté Massorti a augmenté de 30% depuis un an ». Mais en dehors de la capitale, ce mouvement de décentralisation patine.
 
À Marseille, au sein de la troisième plus grande communauté d’Europe, le mouvement Massorti peine à survivre. L’espoir de pérenniser cette autre pratique du judaïsme s’éteint peu à peu, tout comme les bougies qui illuminent chaque shabbat.
 
Inès Gil
 

i  Créé en 2006, Or Chalom organise la vie de la communauté Massorti à Aix-en-Provence. « Qui sommes-nous ? », Or Chalom, Consulté le 30 Juin 2017 (en ligne), URL : http://www.orchalom.com/
ii Jour chômé hebdomadaire, débutant le vendredi soir au coucher du soleil, et terminant le samedi soir au coucher du soleil
iii Selon la tradition juive, la Théba est le lieu d’où descendent les prières du ministre officiant, « L’univers israélite : Journal des principes conservateurs du judaïsme », 1873
iv Officiant : « Personne juive dans l’exercice du culte judaïque », Dictionnaire analogique, le Parisien, Consulté le 29 juin 2017 (en ligne), URL : http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/
v Début de certaines prières dans le judaïsme
vi La Paracha constitue l’unité traditionnelle de division de la Torah
vii A la tête de la communauté DorVador, à Paris Est, Yeshaya Dalsace est Rabbin dans le courant massorti, « Le Rabbin, Yeshaya Dalsace », DorVador, Consulté le 29 Juin 2017, URL : http://dorvador.org/
viii Date de création de l’Etat d’Israël
ix Benny Morris, 1948, Yale University Press, 2008, p.412
x Colette Zytnicki, Du rapatrié au séfarade. L’intégration des Juifs d’Algérie du Nord dans la société française : essai de bilan, Archives Juives, vol. Vol. 38, 1er septembre 2005, p. 84-102
xi Certification qui atteste que les aliments sont cacher
xii Code alimentaire prescrit dans le judaïsme
 

 
© photos :  DR

 
Article publié le 5 janvier 2018. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop

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