Le football est un sport de voyous. Ses règles sont simples. L’inverse même du rugby. Les rugbymen doivent, entre deux nus pour des calendriers, composer avec des règles dont le sens échapperait même au talmudiste-névrosé le plus chevronné. À moins d’être un obsédé du chou-fleur, qui en veut deux collés de chaque côté d’une gueule cassée, qui irait, en toute conscience, mettre une oreille dans une mêlée ? Et puis, pourquoi, si c’est l’objectif ultime, appelle-t-on leur but un «essai» ? Et ce ballon, ovale, qui est sans doute la forme la moins naturelle du monde, il faut croire que ces prétendus gentlemen ont voulu se distinguer jusqu’au bout – virils, sans rondeurs ; en un mot : moches ? Bref, les footballeurs sont plus chanceux : ils ont le temps de mettre leur ego en avant puisque la pratique de leur sport ne les menace pas d’une méningite.
Ainsi, outre régler avec un brio tout européen le conflit israélo-palestinien, Cristiano Ronaldo arbore une mèche bien luisante façon 9ème bougie de Hanouka. Lionel Messi, lui, peut cultiver ses hormones de croissance et faire du doublage dans le Hobbit ; échapper aux Orques étant en effet une sinécure quand on a d’ordinaire Pepe ou Ramos sur le dos. Quant à Franck Ribéry… mont korèqueteur d’aurtograf as chwazi le çuicide pluto queue deux meuh lécé aikrir unne fraz sure cé K-lité. Et, sans surprise, ces trois joueurs offensifs seront les favoris désignés le 9 décembre par la FIFA pour l’élection du Ballon d’or 2013. Sans surprise, parce qu’entre un Mark Landers en live, un génie du football à la limite de Rain Man, et l’un des joueurs les plus titrés de l’année, les autres prétendants n’ont plus qu’à espérer que les rugbymen prévoient un 13è mois sur papier glacé. Quand on n’est immortalisé que sur vignette Panini, passer aux cadeaux de Noël, quel triomphe !
Et pourtant, oubliez les Ribéry, Messi et autres Cristiano… Il était une fois l’araignée noire… Coupe du monde 1966, match pour la 3è place. Eusebio, le Cristiano de l’époque, marque d’un pénalty pour le Portugal contre l’URSS. En guise de célébration victorieuse… Il présente ses excuses au gardien de but. Ce gardien ? C’est Lev Yachine : un géant, déjà une légende. Six ans plus tôt, il a presque à lui seul guidé l’URSS à la victoire au premier championnat d’Europe. Plus que sa capacité à s’arc-bouter sous la domination adverse – l’image de l’armée rouge à Stalingrad est fraîche encore dans la mémoire collective –, c’est son apparence qui en impose, et qui va l’imposer.
Lev est immense, toujours vêtu de noir tel un prophète des jours de colère. Est-ce pour cela qu’il parvient à s’élever vers des ballons qui semblent destinés à voler pour jamais au-dessus de tous, adversaires comme coéquipiers ? Et quand il reçoit le Ballon d’or en 1963, ce colifichet (d’aucuns diraient une idole), le seul obtenu par un gardien de but, sans doute le tient-il à une main tant sa capacité à bloquer les tirs était reconnue par tous comme stupéfiante. «La joie de voir Yuri Gagarin voler dans l’espace est seulement dépassée par la joie d’un bon arrêt de penalty (il en aurait arrêté 150 !)», dit-il ainsi un jour. Qui sait parer et contenir la violence des autres vaut parfois mieux que celui qui perce la voûte des cieux comme on croit percer une illusion.
Lev naît à Moscou en 1929 dans une famille d’ouvriers juifs. Communiste orthodoxe ou juif pratiquant ? On ne le sait guère. Mais voir le jour durant la fête de Soukot, c’est se condamner à vivre entouré de poteaux (ne dit-on pas «dans des soukot (cabanes), vous résiderez sept jours» ?) et savoir que le repentir est toujours à proximité. Plus encore, Lev arbore cette casquette. Noire, couvrant sa tête, elle est celle de l’ouvrier, de l’humble qui doit dissimuler sa pensée aux autres : qui connaît l’angoisse du gardien de but au moment du pénalty ? Si les attaquants se signent pour rendre grâces après un but, le gardien, lui, doit prier avant chaque tir.
Qu’il pleuve, et le ballon deviendra savonnette récalcitrante, qu’il vente, et la trajectoire deviendra erratique. On comprend que Lev, s’il n’invoquera pas ouvertement le ciel, sait parfaitement qu’il en dépend, qu’il est entièrement entre ses mains. Est-ce pour cela qu’il invitera ses dix coéquipiers lors des entraînements quotidiens à s’avancer au plus près de lui et à tirer de toutes leurs forces ? Est-ce pour cela que relâcher un ballon sera vécu pour lui comme une trahison ? Jusqu’au bout, malade, pris en photo en Israël peu de temps avant sa mort, il saura tenir à une main ce ballon, et se tenir au refus absolu d’encaisser des buts.
Bien sûr, Lev a eu ses moments de doute, voire de honte. Il traverse la coupe du monde 1962 comme un fiasco. Traumatisme crânien contracté juste avant, dira-t-on. Refusant de passer la main pourtant, comme s’il craignait qu’abandonner les dix autres amis mettrait en péril le résultat de l’équipe. Faute probable ponctuée d’erreurs de débutants. Mais Lev connaît la Techouva, et vivra sa rédemption lors de la Coupe du monde 1966 jusqu’à cette rencontre avec Eusebio. Le tourment du but encaissé tient une part essentielle dans cette Techouva : «Quel genre de gardien est celui qui n’est pas tourmenté par le but qu’il a concédé ? Il doit être tourmenté ! Et s’il est calme, cela signifie la fin. Peu importe ce qu’il a fait dans le passé, il n’a pas de futur». N’y entend-on pas le fameux adage talmudique sur le risque de perdre le monde futur en un seul instant ?
Quand Lev meurt à près de 61 ans, il n’a connu qu’un seul club : le Dynamo de Moscou. Ambiguïté éventuelle dans cette appartenance au club du Ministère de l’Intérieur soviétique. Mais dans la discrétion de ce géant, dans son humilité, on retrouve bien le sens de dynamo. Ce mot provient du grec dunamis, dont l’un des sens est «puissance morale», «excellence morale» : celle des Mensch ?
Jonathan Aleksandrowicz
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NDLR : l’affiche officielle de la Coupe du monde de football 2018 rend hommage à Lev Yachine
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Article publié le 9 décembre 2013. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop