«J’ai une réponse, j’ai une réponse ! – Qui a la question ?».
Maïmonide, Spinoza, Mendelssohn, Buber, Rosenzweig, Wittgenstein, Levinas, Ouaknin… Quiconque a déjà eu la chance de passer une soirée au Clara, dans la chaleur humide d’un été tel-avivien, avec un mojito entre les mains, sait combien les juifs sont des philosophes nés. Après tout, c’est bien connu, l’intelligence de la discrétion et le sens de l’étude sont copyrightés dans nos gènes. Alors oui d’accord, parfois, un débat sur le prix du mètre carré dans la tour Starck ou sur la rivalité Banana Beach versus Frishman remplace une conversation à propos de l’éthique helléniste ou l’ontologie de l’Autre. Mais qu’importe la métaphysique, pourvu que sous la kippa, le cerveau soit aussi rempli qu’une boite de nuit. Et si la philosophie juive est une manière de comprendre l’existence, au fait ça donne quoi dans la vraie vie ?
Épisode 4 – 50 nuances de Levinas (1905-1995)
Intérieur nuit, appartement parisien. Comme chaque année, la fête de Pourim bat son plein. La vodka, déguisée au jus de pomme, se faufile dans nos verres avec l’ambition d’un Manuel Valls au Salon de l’agriculture. Sur la gauche, un homme est habillé en cochon rose. Son regard dégage une lueur d’excitation porcine plus fidèle encore que son costume, alors même qu’il décrypte les meilleurs plans-séquences de 50 nuances de Grey, aux côtés d’une jeune femme travestie en tampon du Beth Din. A quelques mètres d’eux, une autre convive porte une tenue de torero en soutien à Madonna, dont la discrimination dit-elle, est semblable à celle du peuple juif. A ceci près que les vidéos de l’Armée rouge tournées à Auschwitz ont peut-être connues un peu moins d’audience que les Mtv Music Awards. Dans l’entrée, un couple d’ashkénazes à la rousseur aussi discrète que l’évasion fiscale de Gad Elmaleh, explique à une Kim Kardashian passée au Smic horaire qu’on les confond souvent avec Michelle et Barack Obama. C’est alors qu’au milieu de cette foule complotiste, avide de pouvoir et de domination du monde, surgit un homme vêtu d’une veste bleue et d’une cravate bordeaux, et dont la chevelure est joliment blanchie au shampoing sec. A peine besoin d’être docteur en philo pour reconnaître l’évidence, il est bien entendu le sosie parfait d’Emmanuel Levinas. Quand on grandit sans la télé, on a les émotions qu’on peut. Mon cœur palpite et s’emballe, j’ai attrapé un coup de soleil, un coup d’amour, un coup de phénoménologie.
Entre Levinas et moi, on peut le dire, c’était love at first sight. Né en Lituanie en 1905, il survécut à la Seconde Guerre mondiale dans des circonstances dramatiques. De cette épreuve indicible, il gardera la faculté de s’ouvrir et d’être perméable aux ressentis d’autrui. Et c’est précisément à cet Autre, avec un A aussi grand qu’une suite au Sheraton, qu’il consacrera l’essentiel de son œuvre. Sa philosophie repose sur un principe incontournable, celui selon lequel nous avons l’obligation fondamentale de nous rendre disponible aux besoins, et particulièrement à la souffrance, de ceux qui nous entourent.
L’Autre est celui vers qui mon « Je » se tourne, vers qui ma présence s’impose. Qu’il s’agisse de ma mère luttant dans l’installation de sa FreeBox, de mon frère au tropisme prononcé pour les grands bruns tendance lâcheurs sur Tinder, d’un inconnu en détresse ou de ma meilleure amie pleurant une rupture de stock chez Martin Margiela, peu importe, l’exigence est la même : me présenter à l’Autre comme étant là pour Lui, même dans l’asymétrie. Car chez Levinas, un homme, un mensch comme on les aime, est celui en mesure de recevoir ce commandement sans demander d’explication ou de justification métaphysique. Le « parce que » n’existe pas. Nos existences s’inscrivent dans la disponibilité et dans l’immédiateté qui nous obligent à l’égard d’autrui.
Mais cet Autre, qui est-il ? Ça n’a pas d’importance, je n’ai pas besoin de le comprendre pour en être responsable. Au contraire, l’Autre est ce distant irrémédiablement Autre, cette énigme sans cesse renouvelée qui m’apparait dans son mystère. L’expérience de nos différences se fait dans la nudité de son visage, dans l’infinité de ses yeux, dans sa complète altérité qui m’anime. Tout à coup, la tension monte, le champ lexical est de ceux qu’on susurre. L’érotisme de la pensée s’enclenche, s’éloignant de la FreeBox de maman. Il est Autre pour moi et je suis Autre pour lui. Le levinassien se dessine dans l’allure d’un inconnu rêvé, au flegme d’Emmanuel Macron, venant sonner chez moi pour mettre sur pieds mon étagère Ikea, sans même le besoin de lui avouer que j’ai égaré le manuel de montage de la Billy. Bien mieux qu’un feintise de porno à la sulfure validée par Universal studio, son éthique ouvre de nouveaux horizons du désir.
Mais Manu va plus loin encore. Dans Le Temps et l’autre, il propose de conjuguer cette relation sous le mode de la caresse : « La caresse ne sait pas ce qu’elle cherche […] Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe […] Non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. ». A l’heure où le débat sur la fessée fait rage, on ne peut que souligner la savoureuse audace de la proposition.
La terminologie laisse songeur. Je suis disponible pour l’Autre et il est disponible pour moi, dans une relation libérée de tout narcissisme, uniquement gouvernée par le respect de nos divergences, de nos variations, de nos nuances… L’appartement s’est vidé, le Barack Obama du shtetl est parti depuis longtemps, le porcin lubrique aussi, mais les murs tanguent toujours, et nul besoin d’une vodka de Pourim supplémentaire pour saisir que se déguiser en Levinas, c’est encore le moyen le plus sûr pour pécho !
Marie R.
Lire l’épisode 1 de La philosophie juive comme guide de vie, Spinoza
Lire l’épisode 2 de La philosophie juive comme guide de vie, Maïmonide
Lire l’épisode 3 de La philosophie juive comme guide de vie, Freud
Commander Kant tu ne sais plus quoi faire, il reste la philo (Flammarion/Versilio) de Marie Robert sur le site la librairie.com
© photos : DR
Article publié le 26 mars 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2018 Jewpop
Il ne faut pas l’appeler « Manu » mais « Monsieur le Philosophe »! mais à part cela, l’article est très bien…