Le traité Avot, l’une des rares mishna à ne pas avoir de guemara, d’ordinaire traduit en français sous le nom de « Maximes des Pères », fait figure de traité de sagesse juive, avec tout ce que le terme de sagesse peut comporter de lâche (opposé à resserré), de moralisme accessible, de populaire bon sens, de religiosité facile. Le traité Avot serait ainsi une morale juive de poche. Cette définition peu charitable ne résiste toutefois pas à une lecture exigeante du texte lui-même, à une attention accrue portée à ses manques, ses bizarreries, à une traversée des commentaires qui ont lu et relu ce traité comme principiel ou propédeutique. Car la teneur d’Avot « n’est pas normative ; sa portée n’est pas législatrice (mitsva) ni régulatrice (halakha) mais réformatrice ; réformation de la personne. », dit Lévy.
Faire gré au texte de n’être pas inutile, faire gré à la langue hébraïque, à ses aspérités, ses nuances, de porter de la finesse, proposer au lecteur un texte avec son histoire, voilà la gageure que René Lévy relève, avec brio, dans cette édition critique, du texte même d’Avot et des commentaires de Rachi, Pseudo Rachi, Rambam, Raaab, Toféret israel, accompagnée d’une traduction française annotée. D’une traduction qui, si elle fait des choix, laisse au lecteur les outils nécessaires pour saisir, et le cas échéant ne pas être d’accord, avec ces mêmes choix. Non pas chercher dans une hypothétique profondeur philosophique « le vrai message » du texte mais au contraire s’attacher à sa surface, à sa littéralité, pour en dégager la substantifique moelle.
« À la lecture naïve, ces sentences ne renferment rien sinon des poncifs, tel « Aime l’ouvrage ! » des maximes comme « Ne recherche pas la reconnaissance du pouvoir, ou pis, des aphorismes sibyllins, « Qui n’ajoute amasse ». Elles ont, à ce bas degré de lecture, quelque chose de vain. C’est pourquoi on ne peut être d’accord avec elles qu’après réflexion, qu’après une lecture raisonnée ; d’un accord non convenu, réfléchi, singulier », écrit ainsi Lévy.
Dans les termes de la pragmatique contemporaine, nous dirions que ces poncifs, pour être stéréotypiques et non évènementiels, n’en font pas moins signe vers l’universalité, n’en sont pas moins des garants de topos, de cadres du raisonnement. Plus encore, la forme même d’Avot, rapportant les paroles de sagesse gnomiques, les apophtegmes, au nom de tel ou tel Maître, fait signe vers le fonctionnement proprement polyphonique de la tradition juive où chaque voix s’ajoute à la précédent sans pour autant l’annuler, ni la rendre caduque. En effet, celui qui énonce une parole de type proverbiale, s’il en est bien le locuteur, n’en n’est pas pour autant l’auteur, il n’est pas l’énonciateur du principe qui y est attaché. En revanche, il endosse la responsabilité de déclarer ce principe applicable hic et nunc. Il est à la fois récepteur d’une tradition dont il n’est pas le point originel tout en l’actualisant pour les temps présents. Toute la forme littéraire d’Avot est une illustration de la première mishna relatant la chaîne de tradition-transmission-réception.
Certes, il ne faut pas se fier au côté très « universitaire » du travail d’édition critique et de traduction fait ici par René Lévy, qui agit comme une sorte d’ écran de modestie à la prise de parole ; il y a dans ce volume de la pensée et de la pensée originale. Plutôt que d’écrire à la première personne un livre de philosophie sui generis, René Lévy a préféré insérer sa voix parmi celles du texte d’Avot et des commentateurs, glosant ici, corrigeant de là, citant, peu mais bien, qui de Sartre, qui de Kant, jamais pour l’érudition, toujours pour viser juste, au scalpel. Il ne s’agit pas tant de déférence affectée pour de vénérables anciens dont on figerait la pensée en même temps qu’on la traduirait, que d’un véritable positionnement méthodologique et éthique : le texte pense, et il se pense à travers les voix qui l’ont commenté. Sans doute la philologie dans ce qu’elle fait de mieux. Réconciliation heureuse (mais pas naïve) âpre, dialectique, forte, de deux positions qui se regardent traditionnellement en chien de faïence : le monde de la recherche, les rats de bibliothèques philologues pour qui les textes juifs sont des cadavres à autopsier avec minutie, à ranger dans les étagères de l’histoire de la pensée, de l’autre côté le monde de l’étude vivante, celui des yechivot, celui du texte sans conscience historique, synchrone, sans couches, ce monde qui ignore volontairement les versions d’un texte (qui dit version, dit divergences, dit texte vivant, dit parfois erreur).
Notons également l’élément visuel et graphique intéressant, l’organisation de la page étant tout sauf anodine ou neutre : les différents caractères pour chacune des voix transforment chaque page en une véritable invitation à l’étude. La page ainsi conçue est une médiation active vers le limmud en même temps qu’une empêcheuse de lire linéairement.
Un ouvrage nécessaire à toute bibliothèque juive. Un espoir pour la production francophone en pensée juive. Puissent les livres de ce genre se multiplier.
Noémie Benchimol
Article publié dans l’édition française du Jerusalem Post, publié avec l’aimable autorisation de son auteur
Avot et ses Commentaires. Chapitre Premier, traduit de l’Hébreu par René Lévy (Verdier, 2015). Commander sur Librairie Eyrolles.com (19€)
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Article publié le 14 décembre 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop / JPost