“On est toujours plus ou moins exilé : du ventre de sa mère, ensuite de toute la famille, puis du lieu, du souvenir.” Elie Wiesel, Mémoire à deux voix.
Il y a une phrase qui semble particulièrement énerver certains de nos coreligionnaires. « Le réfugié d’aujourd’hui est le juif d’hier ». La comparaison se retrouve fustigée, indécente, honteuse, fausse, parée de tous les atours de la pornographie. Comment osez-vous comparer ? Bon, les mêmes hurleront au « retour des heures sombres de l’Histoire » si un orteil juif est concerné, mais là n’est pas le problème. Le problème, le vrai, c’est qu’ils n’ont rien compris, et avec eux la grande majorité de la production journalistique actuelle, au fonctionnement de la comparaison.
Permettez-moi une digression sur la nature de la comparaison. Ce qu’elle fait et surtout, ce qu’elle ne fait pas. Elle ne fait pas d’équivalence entre deux choses, mais plutôt une équivalence de rapports. Trop théorique ? Voici un exemple qui devrait te faire comprendre que la pragmatique est une science rigolote.
Si je dis que mon fils est « son père », je ne dis pas que mon fils est littéralement son père (vous imaginez les problèmes moraux insolubles ?) je ne dis pas non plus que mon fils et son père sont identiques en tous points, sinon ils seraient ce que Leibniz appelle des indiscernables. Qu’est-ce que je dis alors ? Je dis qu’ils se ressemblent. Qu’il y a entre eux ce que Wittgenstein appelle un « air de famille ». Prenez une boîte à outils, quelle est la définition commune qui pourrait exister entre tous les outils ? Aucune. Et pourtant, entre un tournevis et marteau, je sens bien une communauté. Donc un air de famille. Conclusion, pour comparer deux choses avec une métaphore ou une comparaison directe, il faut une condition sine qua non : que ces deux choses soient différentes. On ne compare jamais des choses identiques, car si elles étaient identiques toute comparaison serait non pertinente.
Donc tu vas arrêter de répondre « ce n’est pas la même chose » sitôt qu’on compare la situation des réfugiés actuels avec celle des juifs avant et après la Shoah. Tu vises à côté. Et tu passes pour un con. Évidemment que les situations sont différentes, c’est même précisément cela qui les rend comparables, tu suis ? « Les réfugiés d’aujourd’hui sont les juifs d’hier ». Je peux le dire sans que tu pousses des cris de vierge effarouchée ? Tu as compris que ça ne voulait pas dire qu’on t’enlevait ton statut de juif ou qu’on abaissait l’unicité du malheur juif, mais au contraire qu’on disait tout simplement qu’il existe un devoir moral de ne pas laisser faire à d’autres ce que le monde a laissé faire pour nous, ceteris paribus ? Que notre passé devrait nous rendre sensibles au sort des apatrides que l’Histoire jette dans les limbes ? Plus d’existence légale, plus de papiers, plus d’appartenance, des encombrants refoulés aux frontières que chacun se renvoie honteusement en faisant appel au sens moral des autres, et brandissant des justifications malaisées sur sa propre impossibilité. Toi d’abord, non toi, bekhavod, montre comme tu es bon le premier, je te suivrais, compte sur moi ! Entre chaque salamalec diplomatique, des morts.
Quant à certains membres de la communauté, pas tous, fort heureusement, ils s’écrient : hé quoi, on ne va pas accueillir la misère du monde, qui est-ce qui nous a accueilli, nous ? Tu sais quoi, tu as raison, personne. Ou pas grand monde. Mais si toi aussi tu ne fais rien quand tu es de l’autre côté, tu seras dorénavant prié de fermer ta gueule et de ne plus fustiger l’indifférence du monde qui a laissé tuer ses juifs, parce que maintenant le monde qui laisse mourir ses humains, tu en fais partie.
Le souci, en plus, c’est que les humains toi, tu les aimes et tu serais prêt à les sauver. Mais les réfugiés syriens, biberonnés à l’antisionisme et sans doute à l’antisémitisme, sans que tu saches s’ils seront solubles dans la démocratie, les droits de l’homme (et de la femme), ils te font un peu flipper, faut avouer. T’aurais préféré des réfugiés au packaging un peu plus avenant. De gentils réfugiés bien lisses qui ne demandent rien, n’ont pas de mauvais comportements, qui ne compteraient parmi eux aucun salaud, aucun raciste, aucun voleur, aucun antisémite. Des réfugiés de film français quoi.
Le souci (que de soucis, hein !), vois-tu, c’est que l’humain, tu ne le croises jamais comme ça, tout nu, drapé dans sa belle humanité, tu croises toujours un homme ou une femme, ici et maintenant, avec une identité précise, particulière. C’est un musulman syrien, c’est un kurde irakien. L’Histoire ne regarde pas de films français pour te fournir des réfugiés que tu seras content d’exhiber à tes copains bobos. L’Histoire est aveugle. Je vais même te confier un truc. Je ne l’invente pas, Primo Levi et d’autres l’ont dit avant moi : parmi les déportés juifs gazés dans les camps, il y avait des salauds, des voleurs, des menteurs, sans doute même des violeurs. Cela ne change rien à leur statut de victimes et cela n’excuse en rien le monde qui a laissé faire, complice et duplice. On ne fait pas de sélection d’entrée pour sauver des humains.
Mais rassure-toi, quand je dis qu’il faut sauver les réfugiés, je ne te dis pas que ça va être la grande fête des voisins du nouveau village mondial, qu’on va manger des kebabs en dansant l’oriental, chacun une famille syrienne dans le salon. Je ne suis pas devenue Zaz en une nuit. Car cette nécessaire mise au point sur les principes ne doit surtout pas devenir slogan vide d’humanistes vautrés dans la guimauve de leur bonne conscience. Et je ne dis surtout pas qu’il faille faire sauter les frontières des pays et réfléchir après aux conséquences. Il faut réfléchir, mais faut le faire vite. C’est la raison pour laquelle une fois mis d’accord sur le pourquoi nous devons agir, reste l’épineuse question du comment.
Le comment pose de vraies questions, que les experts, les agences gouvernementales ou non gouvernementales doivent résoudre : comment intégrer ces réfugiés, combien en accueillir par pays sans craindre la fracture sociale et culturelle, la question des moyens (le fric, toujours). Il n’est pas indécent de poser ces questions, c’est même un devoir moral de responsabilité.
Moi, je n’ai pas de réponses à ces questions. Ça, c’est le rôle de la politique, la grande, la belle, la pragmatique. Mais je sais une chose. Si l’éthique sans projet concret est un leurre, la politique qu’aurait désertée l’éthique n’est plus qu’un cadavre sans âme. Le réfugié d’aujourd’hui est le juif d’hier. Que fera le juif d’aujourd’hui ?
Olivia Cohen
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Article publié le 11 septembre 2015, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop
Ce que con-parer veut dire : ou pourquoi le réfugié d’aujourd’hui est le juif d’hier, même s’il n’a ni kippa ni papillotes.
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