«Disgrâce du Signe» de René Lévy

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« Le péché vaut encore mieux que l’hypocrisie. »

(Madame de Maintenon)

 

Éveiller une bonne conscience a un prix. Une bonne conscience somnole, comme repue de ses œuvres après un copieux déjeuner. Se croyant repue d’elle-même, elle est fière ; elle glisse peu à peu dans les limbes. Ignorant qu’elle ne s’éveillera plus au monde – le fut-elle jamais ? –, cette bonne conscience sombre peu à peu dans l’inconscience. Miroir, elle rejoint enfin ce qu’elle a toujours été : une non-conscience. Et le bourdonnement monotone de ses certitudes ne craindra que la surprise des réveils en sursaut.

 

Elle a tort, pourtant. L’urgence seule peut la tirer de sa gangue et la rendre à ce qu’elle devait être, ce qu’elle aurait dû rester : une simple conscience, débarrassée du qualificatif «bonne» ; mot qui, trop souvent, résonne, péjoratif. Mais c’est qu’elle a peur. Car une conscience nue est une conscience en crise. Enfin, elle comprend peut-être que toutes ses œuvres ne la justifient pas.

 

Cette violente interrogation traverse « Disgrâce du Signe : essai sur Paul de Tarse », nouvel ouvrage de René Lévy, paru aux Éditions l’Âge d’Homme. Fils de Benny Lévy – le fondateur de la Gauche Prolétarienne (les maoïstes), ce philosophe passé de la Révolution à l’étude des textes sacrés –, René Lévy nous invite à une généalogie de la morale incarnée par la tension fondatrice de la Modernité : la lettre de la loi contre l’esprit de la loi. Le moment historique de cette rupture a pour nom Paul de Tarse, théologien premier du christianisme. Étrange personnage, car lui qui sera désigné sous le nom d’apôtre des nations fut d’abord de ceux que les chrétiens honnissent : un juif pharisien, zélote.

 

Convenons d’abord que cet essai n’est en rien un dialogue inter-religieux – ni conciliant, ni agressif – mais l’explication du point d’achoppement entre l’éthique classique et l’éthique moderne : c’est la défiance absolue de Nietzsche, c’est le révolutionnaire contre l’ordre établi, cet ordre gangréné qui doit mourir plutôt que d’être apuré. Pour comprendre les enjeux entraînant la rupture paulinienne, René Lévy met en lumière la crise de la conscience pharisienne, telle qu’elle est montrée dans les écrits de Paul, et, bien plus surprenant, telle qu’elle est décrite dans le Talmud. C’est que quiconque respecte la loi, même parfaitement, peut, pour autant, avoir le comportement du dernier des scélérats. À genoux même devant la loi gravée, nul ne peut se considérer comme juste ; pire, l’obéissance aveugle à la lettre peut changer un cœur de chair en un cœur de pierre.

 

Paul dénoue cette crise en s’appuyant sur la foi et la grâce, celles qui font secondaire la pratique ; à la fermeté d’une table de pierre, il préfère le doux souffle de l’esprit. À l’impossible justification par les actes, Paul oppose la pureté de l’intention, celle qui rend inutile la pratique. À l’opposé, les Sages du Talmud – les maîtres pharisiens de Paul – savent que cette crise ne trouve sa résolution que par une conscience accrue de soi, une conscience par l’étude, une conscience qui peut même pousser la crise à son paroxysme. Ou à son dénouement. Alors la lucidité des textes s’accompagne d’un humour qui tend à la cruauté.

 

Car tout acte est ambigu. Pour l’Autre bien sûr, celui qui ne me connaît pas tel que je me connais, l’Autre qui ne sait pas mes intentions, l’Autre qui ne me sait pas. Mais, plus douloureusement, mes actes sont ambigus pour moi-même. Je ne me sais pas ; je ne saurais dire si mes œuvres ne sont pas que postures ; je ne saurais dire si je ne suis pas un imposteur qui, plus que tromper mon entourage, me trompe moi-même.

 

René Lévy reprend la célèbre tirade du « Dom Juan » de Molière (« l’hypocrisie est un vice à la mode », Acte V, scène 2), et finit par ce retournement glaçant : contrairement aux idées reçues, l’habit fait bien le moine, non seulement pour les autres, mais aussi pour celui qui revêt la bure. Seule une Toute-Puissance sera capable de faire la différence. Mais si, chez Molière, un deux ex machina permet de démasquer le Tartuffe aux yeux des autres, nulle trace d’une mise en lumière de Tartuffe pour lui-même. Tragédie.

 

Tragédie car, croyants ou athées, nous sommes tous un peu Tartuffe : fiers de nos belles actions, complaisants à l’excès, ignorants notre non-conscience de nous-mêmes. Ferrés de bonne foi dans l’hypocrisie, la plume élégante de René Lévy nous renvoie au doute. Sommes-nous condamnés à sans cesse revivre le geste de Paul par la Modernité, et nous libérer de la Loi, car celle-ci serait alors un boulet ? Ou sommes-nous condamnés à tenter de nous affranchir par la Loi, celle qui voit l’ignorance comme la chaîne faisant de nous les prisonniers de la caverne ? Alternative tragique qui reste l’enjeu de la vertu.

 

Jonathan Aleksandrowicz.

 

« Disgrâce du signe : essai sur Paul de Tarse » de René Lévy.

Éditions l’Âge d’Homme. 199 pages. 12€

 
 

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