Il y a des obsédés sexuels, des boulimiques, des dépensiers compulsifs, des accros aux jeux vidéos. Moi, je ne me connais qu’une légère obsession pour la période de la guerre. Je rechute régulièrement.
Lundi matin, tout mon service est installé en salle de réunion. Face à nous, un coach en entreprise surjoue la décontraction. Ma boss est anormalement sympa et familière, elle est aussi à l’aise que ma mère quand elle reçoit à dîner quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Elle n’arrête pas de répéter « pas de chichi entre nous » alors qu’elle a passé la journée dans la cuisine et qu’elle a mis des petites assiettes pour manger des fruits, tandis que d’habitude c’est du Sopalin et tu te démerdes.
En retroussant ses manches, le coach nous pose des questions débiles comme « si vous étiez un jour de la semaine ? », « vous êtes plutôt fromage ou dessert ? ». Il répète à l’envi « répondez sans réfléchir, soyez instinctif ! ». Arrive mon tour, il claque dans ses doigts : « vous préférez être réincarnée en dauphin ou en requin ? ». Zoé, la stagiaire – la même qui en mon absence s’installe à mon bureau en faisant semblant de téléphoner -, lève le doigt comme en 4ème : »Moi requin ! ».
Moi : Tu m’étonnes…
Au bout de 40 minutes, le coach fait un signe de tête à ma boss que « c’est le moment ». Elle se lève avec empressement et articule sur un ton cérémonial « cette année, on va faire le séminaire de fin d’année en… ». Elle étend un drapeau de l’Argentine et sourit.
Surprise et satisfaction générale. Faut dire que ça nous change du Touquet et de La Baule.
Le coach reprend : Si je vous dit ‘Argentine’, vous me dites quoi ?
Stéphane : Fernando Birri
Le coach : …
Stéphane : C’est un grand cinéaste argentin d’Art et Essai…
Ma boss : On s’en fout, fermez-là !
Jean-Marc, qui se lève et embrasse son tee-shirt : Messi !!!!
Le coach : C’est bien, ça…
Zoé, qui se caresse les cheveux en prenant une voix de petite fille : La plage, le soleil, la chaleur, caliente…
Ma boss : C’est bon. On a compris.
Clothilde : Madonna… Eva Peron … Madonna… sur le ton de ceux qui vous expliquent une blague pas drôle que tout le monde a compris.
«Et vous, l’Argentine, ça vous évoque quoi ?» demande le coach en se tournant vers moi.
Moi : Les nazis
Ma boss a fait tomber son drapeau. Stéphane a craché son café. Zoé a mis ses mains sur sa bouche pour étouffer un cri d’horreur. Le coach, affolé, a lâché « allez, pause. On se retrouve dans 10 minutes ».
J’ai passé le reste de la réunion à éviter les regards inquisiteurs et ignorer les messes-basses de mes collègues. En ramassant ses affaires, Clothilde, qui pleure à chaque fois qu’on a le malheur de confondre la Normandie et la Bretagne, s’est désolée « Pourquoi t’as pas cité le Corcovado ? ».
Je n’ai pas été déjeuner à la cantine. Bon, faut dire que c’était « Journée outre-Rhin avec au menu choucroute garnie ». Oui je sais ce que tu te dis, c’est un signe.
De toute façon, signe ou pas, je suis tellement atteinte que même sans raison apparente, tout me ramène à cette guerre.
– Il est 19h33 à la montre du four, je pense à la Nuit de Cristal.
– Quand ma mère m’engueule parce que les sacs poubelles que je lui ai achetés ne sont pas résistants, je lui réponds «oui, c’est sûr que pour faire sauter des trains et passer des armes, c’est pas les meilleurs»
– Quand David P. est venu me chercher à l’aéroport à mon retour de vacances, il m’a appelé.
Lui : C’est quoi le numéro de ton vol ?
Moi : AF 14 56X
Lui : J’entends pas, répète !
Moi : AF, comme Action française
Lui : AF, comme Air France surtout
Mon esprit vagabonde, mes pensées s’emballent et mon cerveau fait des connexions intelligibles de moi seule.
Un exemple : quand je regarde The Voice, je pense à Aribert Heim. Ben oui, the Voice –> Florent Pagny –> Patagonie –> Aribert Heim.
Je me dis que je dois me ressaisir. Faut que j’arrête. A 16h30, ma boss me convoque dans son bureau. Tout le monde chuchote à mon passage. Je ferme la porte et m’assoit. « Je ne vais pas revenir sur votre remarque de ce matin, vous avez le don pour plomber l’ambiance. J’espère que vous serez là pour accueillir Margot à son retour de congé maternité, je veux la virer et je sais pas comment lui dire ». Elle enchaîne : « Vos collègues sont très mal à l’aise. Je ne sais pas si vous serez du voyage ».
J’encaisse.
Ma boss : Bon, je vous laisse une dernière chance. Contactez l’agence de voyage et choisissez les deux excursions que nous ferons. Je compte sur vous, soyez inventive !
Moi : Ok
Elle ouvre son agenda, « alors, vous allez appeler de ma part Dominique… Laval. Vous verrez il est très coopératif ».
Oui je sais ce que tu te dis, c’est pas gagné.
The SefWoman
Ma philosophie se situe entre « A Kippour tout le monde pardonne, sauf moi » (Raymond Bettoun) et « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple » (Woody Allen)
Abonnez-vous au compte Twitter de The SefWoman
The SefWoman sur Facebook
Retrouvez toutes les chroniques de The SefWoman sur Jewpop
© photos : DR
Article publié le 16 septembre 2014, tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop