La dynastie Argov, musique mizrahit et complexes freudiens

8 minutes de lecture

 
Imaginez un instant qu’Elvis Presley, Jimmy Hendrix ou Kurt Cobain ressuscite et se produise aujourd’hui, sur une scène new-yorkaise. Imaginez une seconde l’hystérie de tous ceux qui n’avaient pas fait leur deuil, ou qui ont grandi sous l’ombre de ces monstres sacrés, et qui peuvent enfin vivre un live de leurs stars. À l’échelle d’Israël, ce miracle s’est produit il y a un mois, le 27 septembre 2014, dans une petite salle de Tel-Aviv, le Moadon ha-Passage.
 

 
Zohar Argov est revenu. Littéralement. Son visage anguleux et cabossé, sa silhouette dégingandée, son regard vide et infiniment triste, sa voix nasillarde et si bouleversante, sa cigarette à la main et la cocaïne qu’il frotte, même pas discrètement, sur ses dents en plein concert. A ses côtés, son guitariste de toujours, l’inventeur du « tslil mizrahi », le son mizrahi, le légendaire Yehuda Keisar.
Sauf que Zohar est mort. Sauf que ce miracle avait quelque chose de sordide, comme un arrière-goût de pourri. Car pour ressusciter Zohar, il a fallu que Gili, son fils, qui était celui qui était physiquement là sur scène, se tue symboliquement et psychologiquement pour nourrir les rêves du public. Lui qui n’a jamais réussi à percer en tant que Gili et à tuer le Père pour exister a décidé de se tuer pour laisser vivre le Père. Il est devenu Zohar. Au prix de sa vie.

On sait l’empreinte indélébile qu’a laissée Zohar Argov, dit « Ha-Melekh », « le roi », sur la musique israélienne mizrahit et plus généralement sur la société israélienne. Zohar a été la première rock star israélienne, avec son lot de drogues, prison, violence, poésie, qui se finit toujours comme on le sait, mal. Pour lui, ce fut un suicide. Le petit gars d’une famille nombreuse yéménite qu’on faisait monter à la Torah car il insufflait de la ferveur aux fidèles, s’était brulé les ailes en devenant une étoile filante. Son manager lui avait même fait changer de nom. De Ourkebi, trop connoté séfarade, il était devenu Argov, plus « israélien», plus neutre.
Depuis, ses albums continuent de se vendre comme des petits pains et certaines de ses chansons ont intégré l’inconscient collectif, depuis « Elinor », jusqu’à « Badad ». Le biopic que lui a consacré Eran Riklis (Les citronniers, Dancing Arabs) est aussi devenu un classique du cinéma israélien.
 

 
Même ceux qui détestent ce que la musique mizrahit est devenue, reconnaissent sa grandeur, la qualité de ses musiques, l’étrange beauté de sa voix nasillarde, brisée, pas toujours juste, mais qui pénètre les entrailles comme une aiguille. On a par exemple pu entendre Aviv Geffen, l’enfant terrible du rock israélien, dire en direct à The Voice Israel que même selon lui, Zohar est et restera « Le Roi ».
Depuis sa plus tendre enfance, Gili Argov chante et trimballe ce visage et cette ressemblance qui est une évocation constante de son père. Mais sa voix n’était pas aussi émouvante que celle de son père, il lui manquait ce magnétisme du désespoir, la fascination que suscite un homme qui s’autodétruit sous nos yeux, mais dont la chute est si belle, si forte. Alors Gili, qui a passé sa vie entre concerts et albums hommage à son père, a décidé de rentrer dans la drogue comme on rentre en religion et de s’y perdre.
De rehab en rehab, il avait récemment réussi à rester plus d’un an clean et avait même participé aux auditions de The Voice Israel il y a quelques mois, faisant se retourner tous les juges grâce à sa superbe interprétation d’une chanson de son père « Od Daqa At Néelemet » (encore une seconde et tu disparais). Mais ses démons l’ont rattrapé et il a été éjecté sans ménagement du programme à la suite de « comportements inacceptables ».
 

 
Ces dernières semaines, il avait touché le fond, offrant aux passants de Tel-Aviv le spectacle de sa déchéance. Constamment défoncé aux abords de la Gare Centrale de la ville, le regard vide, mendiant et quémandant de l’argent pour sa dose, il a même vendu la montre de son père pour environ 5000 shekels (environ 1000 euros). Et pourtant surprise, on apprenait il y a quelques jours que Gili se produirait sur une petite scène tel-avivienne avec Yehuda Keisar. Et c’est sur cette scène que Gili, qui disait il y a peu : « Ou je m’en sors, ou je meurs », a enfin atteint l’objectif qu’il s’était fixé toute sa vie pour combler l’absence de ce drôle de père qui se défonçait devant lui : il est devenu Zohar. Il n’y a plus de ressemblance, ni d’évocation. À ce niveau-là, c’est de l’incarnation, de la magie noire, et il y a d’ailleurs quelque chose d’effrayant dans cette incarnation.
Gili en a fini avec le mimétisme et c’est du caniveau, de sa douleur, qu’il a réussi à toucher son rêve ; faire revivre son père, sous nos yeux émus de retrouver un mythe. Nous sommes des cannibales. Nous avons applaudi un fantôme. Le Roi est mort, vive le Roi.
 
Noémie Benchimol
© photos : DR

Article publié le 31 octobre 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop

1 Comment

  1. Je découvre cet article presque 4 années après sa publication…
    Extrêmement bien écrit, il transcrit bien le cyclone qui est passé sur cette famille… cette transmission du spleen, du lugubre de l’existence parfois.
    J’espère que Gili depuis a pu mener à bien sa dernière rehab…
    Comment se construire avec le passé trouble de son père, de son suicide en prison ?
    Il y a du Freud dedans… mais aussi l’écho du désert… de la diaspora…

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

S'abonner à la jewsletter

Jewpop a besoin de vous !

Les mendiants de l'humour

#FaisPasTonJuif