Perdu parmi la masse d’ouvrages proposés par la rentrée littéraire de janvier, paraît un texte étrange, ni tout à fait roman, ni tout à fait poème, mélangeant les genres, épopée, conte, philosophie, et qui, sans une préface de Bernard-Henri Lévy, aussi protectrice qu’exposante – c’est-à-dire suscitant curiosité et attente légitime – serait peut-être passé inaperçu.
Le monde du livre est ainsi fait, il prête à celui qui est (re)connu et néglige les pépites qui devraient être protégées des particules lentement déposées par l’oubli. Qui se souvient par exemple que Franz Kafka n’obtint qu’une reconnaissance posthume, et encore, tardive, malgré sa fantastique vision du monde, vision qui continue d’interroger une fois les dernières pages refermées, au point qu’elle est passée à la postérité dans l’adjectif commun « kafkaïen » ?
La Légende d’Elias : la colère de la terre de Pascal Bacqué, premier tome d’une trilogie, sera peut-être de cette veine, en ne se perdant pas dans la description complaisante de sa « moite intimité gastrique » (l’habituelle autofiction que Jean-Paul Sartre a raillée), mais en ayant l’ambition folle, démesurée, d’explorer ni plus ni moins que celle de la terre. Ainsi, le prologue crépusculaire qui relate l’enterrement du père du narrateur, met en avant « la tourbe », cet amas humide de déchets organiques en état de décomposition : en digestion par la terre.
Car Bacqué veut raconter la terre, le sens de sa Légende est d’ailleurs contenu dans l’énigmatique assertion « la terre pense » ! La terre pense, comme l’homme pense, ou, plutôt, elle se doit d’être pensée et d’être comprise afin que l’homme puisse y habiter en paix. Or, on le sait, la pensée véritable et la compréhension lucide demandant de la patience ainsi que des efforts qui excèdent souvent les capacités humaines ordinaires, il vaut mieux parfois masquer la pensée et détruire la compréhension.
La légende d’Elias commence voici mille ans, sur un double-acte fondateur de mort, parricide et fratricide, consacrant l’apparition d’un ordre niant l’intelligence et imposant aux hommes ce qu’ils doivent penser : l’Ordre des Dicteurs.
Métaphore sur le sens de l’Histoire et sur ses tensions idéologiques, ce premier tome montre l’Homme condamné à ne plus se penser ni à se comprendre par lui-même, n’ayant pas d’autre choix que d’imposer sa puissance sur le monde par la violence. Qu’importent ses conceptions du bien ou du mal, car celles-ci lui sont littéralement dictées par un pouvoir occulte, une unique matrice ne produisant qu’inertie de la pensée et passive répétition mécanique.
En bibliste rigoureux mais original, Pascal Bacqué revisite l’opposition Jacob-Esaü, en ce qu’elle révèle de l’opposition de la poésie, qui doit être capable de refaire le monde, et du roman, qui ne se veut que miroir du monde. Cet antagonisme interroge en fait la question cruciale de la filiation. Le bon fils est-il celui qui ressemble à son père et ne fait qu’en reproduire les œuvres, tel Tamas von den Rose, premier des Dicteurs, ou est-il celui qui, fort de l’horizon ouvert par son père, tente de découvrir le sien propre, tel Elias ? C’est cette tension bouleversante qui traverse tout le texte et les personnages : cette fascination amenant jusqu’au meurtre, et cette nouveauté personnelle amenant à la singularité.
Malgré sa lecture mythologique, la légende d’Elias ne dresse pas l’amer constat d’un univers désenchanté qui doit se fuir dans la magie, et donc dans la fiction et le mensonge, pour se guérir, mais d’un univers qui a besoin de se refaire, par le mot, par la phrase, pour que se brise son reflet apparent et émerge sa réalité visible.
Armé du vers, de la prose, du théâtre, et même de la musique, dans des chapitres souvent haletants (le chapitre du démon du jeu est vertigineux de virtuosité), parfois cocasses (les entrefilets d’articles de Libération sont hilarants, notamment l’interview d’un certain « Josué Bovin » sur le maïs transgénique), mais toujours poussés à un degré d’exigence stylistique peu commune, Pascal Bacqué fait un double-pari.
D’abord, en tant qu’écrivain, celui de l’intelligence de son lectorat, car la lecture de sa Légende est au départ assez ardue. Celui, ensuite, bien plus audacieux, en tant que poète, que ce monde, lieu où s’exerce puissance et violence, demeure encore mystérieux et en-chanté : l’homme peut encore y habiter en poète, et la terre être à nouveau terre pour lui, comme elle l’était à l’origine pour l’Adam primordial.
L’on suivra avec attention si les promesses esquissées seront tenues dans les tomes suivants avec le même souffle, à la fois épique et humble.
Alors, peut-être que, comme Harr von den Rose, ce sage idéal, ce père légendaire, bien dire une rose suffira à ne plus désespérer du monde et des hommes.
Jonathan Aleksandrowicz