La vie est une farce, et heureusement d’ailleurs, sinon on aurait du mal à en rire. À ce titre, le fait même que je me trouve présentement dans un canapé en jogging Uniqlo et avec des Ugg flambant neuves aux pieds en train de rédiger ce texte avec trois jours de retard vaut toutes les démonstrations du monde.
L’existence, donc, est absurde, et aucun moment de la vie du Juif français fraîchement exilé à New-York n’illustre aussi bien cette lapalissade camusienne que la première expérience du shabbat pour célibataires — un rite de passage si puissant que personne n’y échappe, pas même les couples.
C’est en général un ami d’ami arrivé depuis à peine plus longtemps que vous qui vous met sur le coup : « Qu’est-ce que tu fais vendredi ? Y’a un shabbat communautaire dans l’Upper West Side. Viens avec moi, tu vas voir, c’est super sympa ». Pauvre naïf que vous êtes ! vous acceptez, ne serait-ce que pour voir à quoi ça ressemble, un shabbat communautaire dans l’Upper West Side.
Bien sûr, il y a un site web où il faut s’inscrire « avant mercredi soir au plus tard », mais qui fonctionne en fait jusqu’à vendredi après-midi. C’est d’ailleurs le moment que vous attendez pour vous affranchir de cette basse formalité : jusqu’à la dernière minute, vous espériez plus ou moins inconsciemment qu’un meilleur plan vienne vous sortir de ce traquenard. Pas de chance.
Vers 19 heures, vous rencontrez le premier obstacle de la soirée : solidement installée derrière deux tréteaux, une créature dont l’allure générale et l’indice de masse corporelle défient conjointement les lois de la physique vous demande, sur un ton qui n’est pas sans rappeler le physio de la boîte où vous avez fini ivre mort la veille au soir : « Vous êtes sur la liste ? ». Vous avez beau essayer, humiliation suprême, de répéter votre nom de famille en le prononçant à l’américaine, ce cerbère (dont vous découvrirez plus tard qu’il agit également en qualité de responsable des vestiaires, de serveuse et de cuisinière) est intraitable : vous n’êtes pas sur la liste.
Vous allez aggraver irrémédiablement votre cas en lui proposant de payer les dix dollars de frais d’inscription en liquide, là tout de suite, quand une main bienveillante vient se poser sur votre bras fébrile : « C’est pas grave, c’est pas grave. C’est la première fois que tu viens, non ? C’est bon Rachel, c’est un nouveau ». Un peu surprise d’être si habilement remise à sa place, Rachel ferme sa gueule.
Le type qui vient de vous arracher au griffes de la version ashkénaze de Jabba the Hutt, avec son jean slim, sa chemise à carreaux et ses lunettes de hipster, c’est le rabbin. Mais pas besoin de l’appeler « Monsieur le rabbin » (ce qui fait franchement ridicule en anglais — « Mister Rabbi ») ou même « Rav » ; il vous met tout de suite à l’aise : « Salut, moi c’est Lev. T’es français, c’est ça ? Allez viens, un petit lehaïm ». Quand Lev dit « un petit lehaïm », il faut entendre : « un monstrueux shot de vodka ».
Et il en fait beaucoup, des petits lehaïms : un pour accueillir chaque nouveau, un ou deux après la prière, encore un ou deux autres après son dvar torah, un autre pour remercier les volontaires sans qui etc. etc., encore un bon paquet en faisant le tour des tables pendant le repas (et pourtant c’est pas son mariage)… Pour la première fois, vous comprenez l’interdiction de conduire pendant shabbat dans le génie pragmatique de sa dimension concrète.
D’ailleurs vous n’êtes pas encore complètement bourré, mais ça ne saurait tarder. En attendant, vous regardez vos voisins de table autour de vous. À votre gauche, il y a trois Israéliens occupés à rendre hommage aux très relatifs talents culinaires de Jabba. À côté d’eux, deux Américaines visiblement déterminées à déjouer toute tentative d’approche extérieure (détermination que les Israéliens mettront à rude épreuve dès leur troisième assiette engloutie). Et puis il y a Mordechaï.
Mordechaï, la quarantaine bien tassée, c’est-à-dire quinze à vingt ans de plus que la plupart des convives, a beau être arrivé d’Iran avec ses parents en 1979, il a encore du mal à renoncer au style vestimentaire de son pays d’origine. Il est ici, comme toutes les semaines, pour trouver son mazal, la femme de sa vie, celle qu’il pourra présenter à sa mère pour qu’elle puisse la détester, celle qui l’écoutera amoureusement deviser sur les grandes questions géopolitiques de notre temps, celle qui lui donnera le fils auquel il pourra inculquer son goût des chemises beiges et des pantalons marrons — enfin, celle qui voudra bien de lui, surtout.
En attendant, Mordechaï, son regard vitreux faisant des aller-retours entre son assiette de gefilte fish et l’hypothétique début de décolleté d’une des deux Américaines, expose au pervers polymorphe qui vous a embarqué dans cette galère (et qui se trouve ainsi puni par où il a pêché) les ressorts empathiques de sa préoccupation quant à la situation des Juifs de France.
Je me moque, bien sûr, parce que je suis comme ça, c’est ma façon à moi d’accepter les réalités de l’existence, mais on est tous le Mordechaï d’un autre. Tenez, moi par exemple, je suis le Mordechaï de ces trois Israéliens. Mis en échec une huitième fois par les Américaines, l’un d’eux se tourne vers moi : « Alors toi t’es avocat, c’est ça ? C’est nul avocat ! Toutes ces études, pour quoi faire ? Regarde, moi je travaille dans l’immobilier, c’est un très bon business ! Ça t’intéresse ? ».
À ce moment précis, Jabba — pardon, Rachel — vient lui retirer le plat de carpe farcie des mains : « Qu’est-ce que tu veux faire toi, bouffer toute la mer Caspienne ? ». Interpelé par la détresse dans son regard, j’ai le triomphe modeste : « Allez Avi, c’est pas grave. Un petit lehaïm ? ».
Rubin Sfadj
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Article publié le 11 mars 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop