Une enquête de l’Institut Pew sur les croyances, les attitudes et les pratiques des juifs américains. Analyse et explication.
Urbain, démocrate, aisé et éduqué, mais de moins en moins religieux. Tel serait le visage du monde juif américain, dont la population, en cette deuxième décennie du millénaire, est estimée à 6.7 millions d’individus. L’étude sur la population juive menée par le prestigieux Pew Research Center, et rendue publique en octobre dernier, est la première de grande ampleur menée depuis celle de 2000 – mais cette dernière avait été tellement approximative que sa publication avait été retardée de deux ans afin de permettre à une équipe d’experts d’en retravailler les données. Et chacun s’accorde aujourd’hui pour ignorer les résultats de ce fiasco. C’est dire si les enjeux et les attentes étaient grands lorsque l’institut a publié les résultats de son enquête.
Réalisée entre février et juin 2013 sur un échantillon représentatif de 2 % de la population juive, l’étude a d’abord créé une onde de choc. Si l’on en croit ces résultats, un juif sur cinq se décrit comme n’ayant pas de religion – un phénomène qui frappe surtout parmi les plus jeunes et rend les juifs américains semblables au reste de la population. Il s’agirait là d’une confirmation de l’athéisme croissant qui peut surprendre dans un pays où la religion occupe une place si visible mais qui, en fait, n’en finit pas de se dérober aux idées reçues. À la génération dite «The Greatest Generation», dans l’après-guerre, 93 % des juifs se décrivaient comme religieux. Se joue en effet ici un passage générationnel : les plus jeunes se déclarent religieux à 68 % tandis que les autres se disent seulement juifs par culture.
L’augmentation des mariages mixtes est l’autre élément qui a frappé les esprits : une personne sur deux épousait un non-juif dans les années 1980 contre 17 % dans les années 1970. 80 % des juifs «par culture» ont un conjoint non-juif, contre 36 % chez les juifs «par religion». Toutefois, il semble que la tendance ait culminé dans les années 1990 et soit depuis moins forte. Et en contrepoint marquant de l’enquête, il apparaît que la moitié des enfants nés de mariages mixtes sont aujourd’hui élevés dans le judaïsme, contre seulement un tiers auparavant. On note là les résultats d’un pragmatisme qui défie la matrilinéarité et l’orthodoxie : cette façon de maintenir les enfants dans une identité et une communauté juive est au cœur des politiques des synagogues libérales et conservative. Autres éléments d’importance, la présence du mouvement loubavitch et la vie juive sur les campus véritablement vibrantes, avec leurs dîners de shabbats et une pléthore d’activités, explique aussi combien les enfants de mariages mixtes retrouvent le chemin de leur identité à l’orée de l’âge adulte. De même, les efforts faits par le programme intitulé «Taglit» ou «Birthright», financés par des philanthropes américains afin d’offrir un voyage gratuit en Israël et de donner aux jeunes gens l’occasion de renouer avec leurs racines.
Stabilité orthodoxe
Ainsi, la plupart des enfants issus de mariages mixtes n’hésitent pas à s’identifier en tant que juifs – un mouvement conforté par les messages diffusés par des célébrités telles Gwyneth Paltrow, Scarlett Johansson ou le rappeur Drake, qui ont affirmé leur judéité sans ambiguité dans les médias. On assiste là à une tendance exactement inverse aux générations précédentes, à la manière rebelle de Philip Roth – des enfants élevés dans des foyers juifs et quittant la religion et la communauté. Le rapport met en lumière une autre question complexe, celle des pratiques : une proportion significative des juifs «par culture» manifeste une singulière observance. Ainsi, un juif sur deux a jeûné pour Yom Kippour. Mais parmi les juifs qui se veulent non religieux, 22 % déclarent avoir tout de même jeûné – soit un chiffre deux fois plus élevé que celui de 1990. Quelles que soient les sensibilités en revanche, le Séder demeure le moment privilégié de la vie juive américaine : 70 % ont fêté Pessah. D’évidence, ces pratiques plus flexibles doivent être mises en regard des courants qui les rendent possibles : 35 % des juifs américains sont affiliés au mouvement libéral, contre 18 % au mouvement conservative et 10 % orthodoxe. Si la vivacité de ce dernier courant est notable en termes démographiques, il faut souligner que c’est aussi la frange de la population dont le nombre de sorties sont les plus importantes – ce qui explique la relative stabilité numérique du monde orthodoxe.
Niveau éducatif
Toutefois, malgré les fossés qui traversent le monde juif américain – entre ultra-orthodoxes de Brooklyn et intellectuels de l’Upper West side tout droit sortis de films de Woody Allen, il existe de notables convergences. Interrogés sur les valeurs et les repères partagés qui définissent l’identité juive, 75 % des sondés citent la mémoire de l’Holocauste, 69 % une vie éthique, tel l’engagement en faveur des droits civiques et pour 40 %, être juif signifie avoir un bon sens de l’humour. Israël demeure aussi un élément important : sept juifs américains sur dix se déclarent attachés à Israël et un peu moins d’un sur deux a fait le voyage en Israël. Des niveaux d’éducation élevés restent un marqueur fort de l’identité juive américaine – le niveau d’étude est entre deux et trois fois supérieur au reste de la population. 58 % des juifs américains possèdent un diplôme universitaire contre 29 % pour le reste de la population. Et un tiers sont diplômés de l’équivalent d’un troisième cycle contre 10 % dans le reste de la population. La courbe des revenus est corrélée à celle des diplômes. Les hauts revenus sont quatre fois supérieurs à la moyenne nationale – un quart des juifs américains gagnent plus de 150 000 dollars par an (contre 8 % dans le reste de la population). Toutefois, dans le futur, le monde ultra-orthodoxe pourrait infléchir ces traits – comme c’est le cas à Brooklyn ou dans la communauté Satmar de Kyrias Joel dans l’État de New York, où les Harédim vivent en dessous du seuil de pauvreté et, dans l’immense majorité des cas, ne poursuivent pas d’études dans un cadre universitaire et/ou non-religieux.
Si l’enquête a d’abord semblé affoler, le fameux journal juif The Forward a tenté de rassurer les esprits : une confrontation des résultats avec l’enquête de 1990 est sans doute plus réconfortant qu’il n’y paraît quant au pourcentage d’athées. De plus, la population est passée de 5.5 millions à 6.7, soit une augmentation de 18 % – contre 28 % de la population américaine – et un véritable démenti porté aux projections démographiques, qui prédisaient une diminution de la population juive et l’impossibilité de franchir la barre des 5.5 millions. Ces résultats seront, à n’en pas douter, au cœur des stratégies du Jewish Peoplehood Institute. Car ces données s’inscrivent évidemment dans un présent des plus immédiats, mais font aussi résonner des interrogations sur ce qui constitue l’identité juive, aux échos millénaires.
Clémence Boulouque
Article paru dans l’Arche (nouvelle formule trimestrielle), publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
© photos : Serge Attal, Nice Jewish Guys Calendar
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Article publié le 15 janvier 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop / L’Arche Magazine