Woody Allen, c’est l’époque où les utopies dominaient les dystopies, où l’on se promenait avec lui à New York, pour célébrer ses amours, les listes des gens qu’il admire. C’est la complexité des relations aux femmes, de la mère qui le regarde du ciel à celle avec qui il danse pour ne pas se faire pincer par des écrevisses à ras de terre. C’est l’enthousiasme d’un canapé retrouvé, à se remémorer les inspirations de Groucho et de Mort Sahl, ou à tutoyer Freud. C’est une vue imprenable sur le romantisme de Manhattan et surtout la définition de l’humour juif des années 1970, où triomphe le second degré et les allusions fines. Pour toutes ces raisons, on peut préférer les Beastie Boys, la grande vague issue des caves new-yorkaises qui balayera tout cela dans les années 1980, et redonnera sa vitalité à la définition de l’esprit juif new-yorkais.
Il y a une dizaine d’années, une blague populaire prétendait que le monde est sur la tête depuis que le meilleur golfeur est noir (Tiger Woods) et que le meilleur rappeur est blanc (Eminem). Mais si vous descendiez quelques décennies et quelques marches dans les caves obscures transformées en scènes d’un soir, vous auriez peut-être côtoyé une poignée de types qui vous détruisaient ces clichés à coups de guitares pas toujours bien accordées.
En 1981, Bad Brains triomphe dans l’underground punk américain. Le groupe est composé d’artistes noirs. Face à eux, un soir, deux ados timides communiquant principalement par admiration musicale font connaissance : Adam Yauch (MCA) et Mike Diamond (Mike D). Un peu plus tard, Adam Horovitz (Ad-Rock), le fils de l’auteur de théâtre Israel Horovitz, les rejoint. Ces petits juifs de New York composent quelques morceaux punk avant de devenir le premier groupe de rap à se placer en haut des charts américains et de forcer la reconnaissance de cette musique par les professionnels de l’industrie. En commençant par MTV, où les chanteurs noirs, surtout les rappeurs, tardent à être invités.
Dans ces milieux punks, les horizons religieux, raciaux ou nationaux ont peu d’importance. Non, ce n’est pas le monde des Bisounours, mais plutôt le contraire : l’horizon No Future. Alors, en attendant l’apocalypse nucléaire ou industrielle, Iggy Pop et ses descendants (Ramones, Fugazi, Black Flag…) se tailladent corps et guitares avec des sons violents et une surdité prématurée à coups de décibels, anoblissant les artistes comme une cirrhose le fit pour les punks d’une nuit de singes en hiver à Tigreville.
Les drôles de casquettes
Usée par les mélodies sirupeuses du disco, une génération explore les sons révolutionnaires de l’électro allemande (Kraftwerk), du punk anglais (Clash, Sex Pistols), du samouraï français (François de Roubaix), du martien androgyne (David Bowie)… Sons métalliques de métros qui se crashent sur des pistes de danses laser où osent encore se promener quelques notes de disco. Et sur la route de ces métros new-yorkais, des jeunes échangent, se toisent et s’affrontent pour savoir qui aura la plus grosse stéréo. Les influences sont lointaines mais les problèmes rencontrés par la jeunesse sont bien présents. Et pour certains comme les Noirs, ils sont restés sourds derrière les « projects », ces bâtiments sociaux qui sont tout sauf cela. La musique qui se joue le plus dans les trains métalliques new-yorkais est le rap.
Les Clash invitent Grandmaster Flash et les Furious Five à jouer lors de leur tournée new-yorkaise. Blondie sort son « Rapture » et Jean-Michel Basquiat commence à être pris au sérieux par la scène artistique. Les Beastie Boys en devenir écoutent les battles de cassettes dans les métros et prennent en pleine figure cette musique. Loin des sons punks sur la forme, elle en est très proche sur le fond. Le même No Future qui émane du « Message » de Grandmaster Flash. Mike Diamond déclare dans une interview que « l’énergie est la même. La seule différence étant que dans le punk on a de drôles de coupes de cheveux et dans le rap on a de drôles de casquettes. »
Russell Simmons et Rick Rubin lancent Def Jam, leur label, en 1984. Ils encouragent les Beasties à s’éloigner du punk et des instruments et à évoluer dans le rap. Le groupe tourne dans les petites salles et aide les producteurs à découvrir d’autres talents tels Public Enemy et surtout LL Cool J. Ce dernier écrit dans son autobiographie que ce fut Ad-Rock qui insista auprès de Rubin pour qu’il produise le premier single de Dej Jam en octobre 1984, « I Need a Beat » de LL Cool J. Un mois plus tard, ils produisent « Rock Hard » des Beasties. En 1985, ils accompagnent la tournée de Madonna. Face à des armées d’adolescents prépubères attendant leur diva, ils subissent les huées, motivant MCA à monter sur les baffles pour insulter le public avant de lâcher le micro afin d’attraper autre chose. Malgré la pression pour changer de première partie, Madonna reste de marbre et garde les Beasties.
Rencontres musicales impensables
En 1986, une chanson et un album popularisent à grande échelle le rap : la chanson « Walk this Way » de Run DMC et Aerosmith, mêlant rap et hard rock, et l’album Licensed to Ill des Beastie Boys. Sur la pochette, un avion, symbole viril comme les voitures et cohortes de femmes. Le DC 10 frappé du sigle Beastie Boys prend son envol. On tourne l’album et on voit le bel avion crasher contre un mur. Cela résume bien le succès des Beastie Boys : la capacité à mêler l’humour et les codes non pas du rap, comme le veulent les clichés, mais de la musique de l’ère de surconsommation des années 80. Les sales gosses renversent le système, les attentes, avec une vision marxiste tendance Groucho, comme dirait Lino Ventura dans L’aventure c’est l’aventure. Que veulent-ils ? Que les canettes de bière, les références de culture populaire, les balles à blanc, les femmes et les ballons de basket, s’entrechoquent comme dans un flipper à coups de parties gratuites et continues. « Fight for your right to party » est l’hymne d’une génération qui ne se sent pas encore Less than zero, classée X, qui romanise ses fins de soirée. Grimaces d’ados surgavés d’ice cream face à des critiques musicaux obligés de reconnaître, comme Humbert Humbert dans Lolita, que cette jeunesse leur donne envie jusqu’à l’écœurement et les écœure jusqu’à l’envie.
L’Amérique puritaine réagit. Elle dénonce les dangers sur les jeunes d’une telle musique « de dégénérés ». Des députés anglais tentent de les refouler à la frontière. Rien n’y fera, les Beasties enchaînent tube sur tube et font de Licensed to Ill le premier album de rap à avoir atteint la première place des charts américains. Les tournées effectuées avec Run DMC et LL Cool J en 1986 et 1987 finissent de tisser un lien avec une partie de la jeunesse qui rejette le rock en permanentes à la Bon Jovi.
Logique donc de rééditer l’exploit en continuant dans la même veine. C’est là que l’attitude punk revient en force. Aller où l’on ne vous attend pas. No Future ? Pas de route balisée qui y mènera. Les Beasties, à l’assaut du monde comme le montre la photo à l’intérieur de Licensed to Ill, posant devant le globe, se réfugient dans un petit magasin. Ils y confectionnent un album, Paul’s Boutique (1989) où se mêlent styles musicaux contrastés, portes de la perception franchies on ne sait comment, et envie de se faire plaisir, de rendre hommage aux influences méconnues par leur public MTVisé. Le tout finissant par le titre « B Boys bouillabaisse » qui résume bien la démarche de l’album et dure dix bonnes minutes. Mélanges de freestyle, de funk, de psychédélique. Avec toujours autant d’humour et des messages plus politiques, notamment dans leur dénonciation du racisme. Et quelques pas vers la country ! Le succès commercial est loin d’être au rendez-vous, mais l’album marque le tournant artistique. Et surtout une volonté d’indépendance.
2001 raisons d’être new-yorkais
Suivront des migrations entre Los Angeles et New York, une volonté de se produire soi-même, d’agrandir le cercle (DJ Hurricane, Mark Ramos Nishita, Mix Master Mike…) et de réintégrer la grande famille des instruments. Ainsi se développe Check Your Head (1991) avec l’hymne No Future trippant, diffusé sur un clip où des tapis de bombe parachèvent le cauchemar kubrickien : « Something’s Gotta Give », avec aussi des morceaux funk et des messages politiques. MCA, le mal rasé au blouson en cuir et aux Ray-Ban, avec son regard à vous challenger pour une baston, devient l’une des voix les plus militantes pour la cause tibétaine. Il rappe ce nouvel enthousiasme sur l’album Ill Communication (1994), avec la chanson « Bodhistava Vow ». L’humour est plus que jamais présent, avec l’adrénaline de leur tube « Sabotage », où le clip le plus délirant de l’histoire rend hommage à Starsky & Hutch, dans un décor 70’s où les Beasties incarnent flics et truands aux noms et mimiques mythiques. Suivra, dans la même veine, l’album Hello Nasty (1998) avec les tubes « Intergalactic » et « Body movin’ ».
Au début des années 2000, de nombreux artistes donnent l’impression d’apprécier les moments incertains de la vie et de redessiner les contours de la ville, aussi bien que ceux des certitudes ambiantes. Les New-Yorkais ont un genou à terre, mais ne cèdent pas à la haine, à la revanche, et rejettent aussi bien les complots en tout genre. Les Beastie Boys retournent à un style de rap épuré, proche de Licensed to Ill, et à des références juives de leur enfance. En 2004 sort l’album To the 5 Burroughs, hommage à New York et à ses habitants, avec un dessin de la ville réalisé en 2000, qui figure sur la pochette où l’on voit les deux tours. « I’m a funky-ass Jew and I’m on my way. And yes, I got to say, Fuck the KKK » est clairement énoncé dans la chanson « Right Right Now Now ».
Une chanson plus tard, dans « 3 the Hard Way » ils conjuguent la hallah et la matza. Dans la chanson au titre provoquant, « Hey Fuck You », ils évoquent le gâteau kugel de grand-mère. Cette même année, ils donnent une interview à Heeb, le magazine juif punk créé par Jennifer Bleyer, qui s’inspire des écrits de Lenny Bruce et Emma Goldman. Lorsque le journaliste Arye Dworken et le photographe Seth Kushner leurs transmettent leurs idées de photos, les Beastie Boys les rejettent et foncent dans le quartier juif de Fairfax à Los Angeles, pour acheter quelques objets. Ils posent devant le photographe avec leur éternel humour : Yauch en train de casser une matza avec un coup de karaté, les trois en train de jeter des dollars pour parier sur quelle face va tomber la toupie de Hanoukah, puis s’alcoolisant dans le verre du kiddoush et avec des boissons typiquement ashkénazes.
Ils racontent à Dworken leurs origines familiales, MCA de Galicie et Ad-Rock de Hongrie par son père Israel. Lorsque le journaliste dit « félicitations » à Mike D pour la naissance de son enfant, ce dernier lui répond : « Tu ne devrais pas plutôt dire big mazel ? » Dworken : « Tu veux dire mazel tov ? » Mike D : « Big mazel ça fait plus hip-hop. » Concernant les nombreuses références au judaïsme dans l’album, Mike D déclare : « Pendant que nous avons fait cet album, on est devenu très à l’aise avec cet aspect de notre personne. Et en plus, c’est une caractéristique de New York. Ces références ne sont plus exclusivement juives, elles sont New York. »
Aujourd’hui, un parc de Brooklyn est nommé à la mémoire de MCA, décédé d’un cancer en 2012 à l’âge de 47 ans, juste après la sortie de leur dernier album Hot Sauce Committee Part Two.
Steve Krief
Article paru dans l’Arche (nouvelle formule trimestrielle) du mois de juillet 2015, dans le dossier spécial musique « Quand la musique est bonne», publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
© photos : Glen Friedman / Joshua Neuman / Seth Kushner /Heeb / DR
Article publié le 30 juillet 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 L’Arche / Jewpop