« Tu sais quel est son problème ? Dit Pablo.
– Non. Lequel ?
– C’est qu’il n’a jamais eu l’air d’un poète. »
C’est Picasso qui parle de Guillaume Apollinaire, le célèbre poète dont on ignore souvent qu’il s’est engagé volontaire dans les tranchées pour la guerre de 14. Et c’est sous la plume de Raphaël Jerusalmy. Qui, en passant, n’a pas non plus l’air d’un écrivain. Et qui a passé une partie de sa carrière dans le monde militaire (le renseignement). Comme Apollinaire. Qui n’a pas pour le réel, sa crasse et sa laideur, le mépris qu’on prête en général aux hommes de lettres. Qu’il est pourtant.
Après le sublime et très épuré Sauver Mozart, le plus baroque La Confrérie des chasseurs de Livres, l’écrivain aux mille vies se penche avec empathie, humour et finesse sur un poète qui fait la guerre. Comme pour mieux réfléchir, en miroir, sur lui-même, avec pudeur. Dans ce roman entrecoupés de poèmes ou d’extraits d’Apollinaire et construit comme un compte à rebours heure par heure avant l’obus qui laissera le poète blessé au front, Raphaël Jerusalmy évoque le temps long des tranchées, la faim, la saleté, les histoires truculentes de ces hommes que rien ne rapproche à part l’ombre de la mort. L’écriture est à la hauteur du sujet : riche, drôle, ciselée, parfois parfaite.
Si les livres de Raphaël Jerusalmy ne se ressemblent ni par leur style, ni par leur histoire, on comprend avec ce troisième roman qu’il tisse entre eux des liens souterrains, pour la plus grande joie du lecteur attentif. De La Confrérie des Chasseurs de livres, on retrouve au détour d’une phrase Villon, le poète brigand, dont l’aura est en quelque sorte ressuscitée par Apollinaire : « cela faisait trop longtemps que la poésie ne s’était pas sali les mains. Ni gratté le derrière. ». Où se voit que la littérature qui plaît à Jerusalmy ne naît pas dans les salons ni de mains manucurées.
De Sauver Mozart, on retrouve le goût pour le geste inouï, pur car sans témoin. On retrouve cette gourmandise à donner vie et sépulture à un acte de création pur, à la résistance métaphysique. Jerusalmy réussit le coup de force d’incarner l’impossible : être celui qui recueille ce qui se fait à l’abri des regards, laudateurs, critiques, voraces toujours et de nous l’offrir.
Comment peut-on être un poète, être de ceux qui « traquent les mots comme d’autres vont à la chasse aux papillons ou à la pêche » et aimer la guerre ? Non pas la faire sans l’aimer mais la faire en aimant l’uniforme, les insignes, sa langue spartiate ? En contemplant sa vacuité et sa nécessité ? Et si la guerre et la poésie entretenaient une affinité secrète ? Celle peut-être, d’être des produits de la pensée du bricoleur, celle qui ne fonctionne pas par abstraction et système mais par détournement et collages, par astuce. Cette pensée « sauvage » au sens de non-domestiquée, qui est tout aussi bien celle de cet enfant des bidonvilles qui transforme son moteur à vélo en sorbetière à chantilly, que celle de Picasso qui crée une tête de taureau avec des guidons de vélos. Cette pensée qui est précisément à l’œuvre dans la guerre où un casque devient plat à barbe « et comme ça, l’air de rien, tu détournes la guerre de sa propre vacherie. Et le monde de sa banalité. » La poésie alors, serait œuvre de ce détournement du langage et de la révélation de sa fonction éthique. Et comme ça, l’air de rien, tu détournes le langage de sa propre vacherie. Et le monde de sa banalité.
Un petit bijou. On attend le prochain avec impatience.
Noémie Benchimol
Article publié dans l’édition française du Jerusalem Post, publié avec l’aimable autorisation de son auteur
Les obus jouaient à pigeon vole, de Raphaël Jerusalmy (éditions Bruno Doucey, 2016). Commander sur Fnac.com (15,50€)
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© visuel : éditions Bruno Doucey
Article publié le 17 août 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop / JPost