Si tout est permis, rien n’est permis. (Vladimir Jankélévitch, L’ironie)
L’évocation de l’Histoire, parce qu’elle s’attache aux événements marquants, de ceux qui font cicatrices, a violence et tragédies pour cortège. Parfois trop peu distante, la période relatée colle à la peau des contemporains, et l’émotion a tôt fait de les embraser tant elle peut étouffer leur lucidité. C’est que la violence choque ; totalitaire, elle met en sourdine l’effort de compréhension : le coup reçu n’a alors pour réponses acceptables que vengeance et rancœur ; et malheur à qui dérogerait à l’émotion universelle, malheur à la voix dissonante, malheur au paria qui sourirait quand le monde se noie dans des larmes qui s’abreuvent aux fontaines sanglantes.
Edgar Hilsenrath a vécu l’apnée de l’extermination. Plutôt que témoin qui raconterait ses maux comme l’expérience d’un autre, il se fait l’écrivain qui dit les mots pour l’expérience de tous. Ses romans – aux éditions Attila –, « Nuit » (ma première chronique sur Jewpop), « Le nazi et le barbier », « Fuck America », n’en finissent pas de susciter controverses tant leur irrévérence, leur recours au sordide ou à la farce, s’inscrivent en rupture par rapport à la pensée dominante. Les réactions des lecteurs sont contrastées : ils pleurent de rire ou jettent le texte aux ordures. Sa dernière publication traduite en français, « Orgasme à Moscou » (toujours chez Attila), se veut une parenthèse bouffonne dans son œuvre largement marquée par l’enfer génocidaire – juif, mais aussi arménien (cf. « Le conte de la pensée dernière »).
Années 1970. Nino Pepperoni est le capo dei capi, le Grand Chef de la mafia américaine, un Vito Corleone sans les grattements de visage de Marlon Brando ni un Tom Hagen comme consiglieri. Au lieu de cela, il se contente d’être l’homme le plus riche des États-Unis d’Amérique, de ressembler à Moshe Dayan, et de se faire conseiller par Archibald Seymour Slivovitz. Sa fille, Anna Maria, est partie pour Moscou afin d’interviewer Brejnev et Kossyguine. Derrière le rideau de fer, elle connaît son premier orgasme et tombe enceinte. Le responsable ? Un fils de rabbin, Sergueï Mendelbaum, sorte de Jewish sex machine capable de satisfaire les femmes à tour de bras. L’enfant ne doit pas naître sans père, il faut marier Sergueï et Anna Maria ; Sergueï n’a pas le droit de passer à l’Ouest : la farce commence.
«Orgasme à Moscou» était à l’origine un scénario écrit par Hilsenrath pour Otto Preminger. Le film ne se fera pas, et ce serait un véritable défi pour un cinéaste d’oser adapter ce roman à l’écran sans risquer de s’attirer les foudres de la morale ambiante politiquement correcte. Car la rébellion est devenue impossible de nos jours. Le marginal n’est plus honnête, c’est un mutin de Panurge (expression piquée à un grand polémiste mort en 2006) qui joue de l’antisocial pour s’incruster dans le jeu médiatique. Et s’il fût honnête un jour, il a vite été ramené à de plus sages résolutions, son blouson de cuir, son piercing, ses tatouages, sa colère, transformés en must-have fashion.
Le texte foisonne de jeux de mots ridicules ou scabreux. Ainsi, l’espion chargé du passage de Sergueï Mendelbaum à l’Ouest est un viennois dénommé Sepp Karl Lopp (S.K. Lopp) à qui l’on propose sans cesse de dîner d’une escalope viennoise (!). Mais S.K. Lopp est aussi dépeceur sexuel. Dans la crainte qu’il fasse subir un tel sort à Mendelbaum, Pepperoni et Slivovitz (grand buveur d’eau-de-vie, évidemment), vont chercher à le faire castrer à son insu. Et ces lignes ne dévoilent que vingt pages du roman qui en compte 316 !
Comme toujours chez Hilsenrath, on flirte amoureusement avec la crudité : scènes de sexe – violentes, hétérosexuelles, homosexuelles, orgiaques – explicites. C’est que, bien plus qu’un pastiche de roman d’espionnage à l’époque de la Guerre Froide, «Orgasme à Moscou» reflète l’ambiance de libération sexuelle des années 1970. En notre temps qui rêve – à tort ou à raison ? Qu’importe, là n’est pas la question – d’une contre-révolution sur mai 68, le texte ne peut que déranger.
Car Hilsenrath décrit son époque libertaire avec ironie, comme s’il jubilait de l’effet de sa lecture sur ses lecteurs. Plus encore – ou pire, diront certains – la description des diverses violences, meurtres, viols (n’oublions pas que nous sommes derrière le rideau de fer), ne s’accompagne pas des larmoiements d’indignation de façade que notre époque met en scène avec un sens consommé du narcissisme médiatique. Le regard d’Hilsenrath se veut amoral, comme si le bien et le mal ne pouvaient qualifier que rétrospectivement les actes commis. Alors, dans ce festival exquis de mauvais goût et de burlesque, perce çà et là une amertume. Il n’est en effet pas anodin que le périple devant mener Sergueï «Jewish sex machine» Mandelbaum à l’Ouest passe par Kichinev (lieu du terrible pogrom de 1903) et Czernowitz (ghetto où l’auteur et sa mère furent déportés durant la Seconde Guerre mondiale), comme si ses héros de fiction devaient suivre de petits cailloux comme autant de points de passage pour parvenir à la survie.
Bien sûr, cette amertume n’empêche pas le rire et la stupéfaction, car l’audace d’Hilsenrath est sans limite. La dernière partie du roman touche au sublime, avec le recours à un pirate de l’air palestinien permettant l’arrivée de juifs d’Union soviétique en Israël. Alors, des mains de lecteurs se mettront devant les bouches pour pallier à l’irrévérence, mais malgré ces possibles réticences dont quelques-uns des lecteurs de Jewpop peuvent habituellement faire preuve, ce livre mérite que l’on s’y attarde.
D’abord, parce qu’il ne sait presque pas s’essouffler (les pages plus classiques se comptant sur les doigts d’une main qui aurait été amputée de deux doigts). Ensuite, parce dans son humour potache d’enfant grave, il y a un « je-ne-sais-quoi » et un « presque rien » (dixit Vladimir Jankélévitch) qui transcendent le rire, les larmes, voire la morale. À défaut d’un autre mot, appelons cela la magie.
Jonathan Aleksandrowicz
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Edgar Hilsenrath, Orgasme à Moscou (Éditions Attila) 316 pages. 23€