« La seule chose morale dans un monde cruel c’est le hasard. Impartial. Équitable. Juste. »
(citation du film «The Dark Knight ».)
La pensée est un désir de solitaire. On pense comme on désire : toujours seul. Et qu’importe si le concept produit par la pensée est ensuite partagé, ou même qu’un groupe en fasse sa ligne de conduite, l’exercice de la pensée reste une affaire intime. On jouit ensemble, mais le désir est condamné à la solitude. Chacun dit « Je pense » en sous-entendant « nous ne pouvons pas penser ensemble, et je ne le veux pas, je ferai même tout ce qui est en mon pouvoir pour nous en empêcher ; pensez plutôt comme moi ».
C’est, direz-vous, un détail de presque rien. Et pourtant, c’est probablement l’une des causes de l’émergence des Dieudonné, Soral et consorts. Ces derniers pensent – ou du moins, ils essaient de le faire, jusqu’à croire qu’ils le font vraiment, ou suffisamment – puis donnent leurs idées comme une becquée à des oisillons plus soucieux d’apaiser la faim plutôt que voir pousser leurs ailes. Là encore, nulle pensée au pluriel. Pourtant, le geste inaugural de la philosophie, les dialogues de Platon, a bien consisté en une mise en scène opposant les penseurs de ce temps. Le pluriel serait donc possible pour la pensée, même s’il est tissé d’affrontements parfois violents dans lesquels l’action de la pensée s’exprime par des pensées en acte.
À ce point, mettre la pensée au pluriel s’avère problématique : ou bien les démagogues qui appellent à la guerre, ou bien directement la guerre vécue comme inévitable voire voulue, car permanente ; ou bien Soral et Dieudonné, puis ensuite la guerre civile, ou bien la philosophie qui met la guerre civile comme base de pensée. Bien sûr, dans les deux cas, les effets sont bien différents. Soral et Dieudonné, c’est à terme la violence et la mort. Quant à la philosophie, c’est la désunion et la cacophonie comme point de départ. On perçoit bien laquelle des deux solutions de mon équation simpliste donne possibilité à l’avenir.
Dans son essai « Penser à deux ? Sartre et Benny Lévy face à face », Gilles Hanus rappelle une expérience récente de cacophonie philosophique. Sartre a subi un AVC qui le laisse presque aveugle, il engage comme secrétaire Benny Lévy, jeune normalien, l’un des leaders gauchistes de 68. Entre un Sartre vieillissant, physiquement affaibli, et le « Pierre Victor » des maos, se met en place un dialogue que d’aucuns considèreront comme déroutant. Qui a vu la série des films Rocky y verra un je-ne-sais-quoi de la relation Apollo Creed / Rocky Balboa. L’œuvre de Sartre semble achevée : père de l’existentialisme, aussi célèbre pour ses prises de position politiques que pour ses talents de romancier et la puissance de sa dialectique, Sartre pourrait se contenter de déclarer son œuvre comme achevée. Pourtant, avec le courage insouciant d’un jeune homme, il va jusqu’à remettre à la question certains de ses propres concepts, tout en offrant au jeune leader déçu de mai 68 l’occasion de faire un bilan de son expérience d’activiste.
Et la référence à la boxe est de suite significative. Nulle déférence ou courtoisie dans le dialogue des deux hommes, il ne s’agit pas d’un maître et d’un élève, mais deux penseurs face à face, deux penseurs que tout va opposer. Certains proches de Sartre iront jusqu’à regretter cette période tant le réexamen qu’opère l’intellectuel sur lui-même l’éloigne des dogmes sartriens qu’il avait développés. Si la modification d’une idée établie s’assimile à de la violence, alors leur inquiétude est pleinement justifiée, car le produit de la pensée sartrienne se trouve infléchi, différent, nouveau : un souffle vient habiter et ébranler l’édifice. Mais plus que le produit de cette rencontre de pensées, l’essai met en lumière la capacité exemplaire qu’a eu Sartre à accueillir un autre et ses idées, jusqu’à parfois en modifier les siennes quand il n’a pourtant plus rien n’à y gagner et beaucoup à perdre : son œuvre est faite. Quant à Benny Lévy, le texte examine sa volonté explicite de vivifier la pensée, la sienne ou celle des autres.
Dès lors, Gilles Hanus montre bien qu’il s’agit d’une pensée en train de se faire, et non de deux systèmes s’affrontant campés sur leurs bases. L’influence est réciproque car les manques sont étrangement parallèles. La pensée de Sartre a échoué sur la relation éthique – la fraternité ne se maintient que difficilement sans terreur – quand l’activisme de Benny Lévy a vu la tentation du terrorisme. Cacophonie tenace pour Sartre, risque de guerre civile pour Benny Lévy, on voit bien que leur dialogue met en évidence toutes les ambiguïtés de la relation entre la pensée et la pluralité. La pensée devient un enjeu moral tant sur ses conditions d’apparition que de partage. Les désaccords initiaux persisteront durant tout le dialogue avec la difficulté d’accorder une pensée pour l’action à une pensée sur l’action.
Mais au-delà de l’objet de la pensée ou de ses conditions d’apparition, l’essai pose les minima moraux pour que des pensées différentes, voire antagonistes, puissent dialoguer sans destruction ; pour que la pensée, même désir solitaire, demeure désir tendu vers la vie, et ne se grime pas en un désir de donner la mort.
Jonathan Aleksandrowicz.
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« Penser à deux ? Sartre et Benny Lévy face à face », essai de Gilles Hanus.
Éditions l’Âge d’homme. 182 pages.12€.
Article publié le 31 janvier 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop