«Nous rêvions tous que quelqu’un de connu, qui avait de l’influence dans le métier, nous y remarque. Et parmi ces personnes connues, il y avait le fameux Canetti. Canetti avait roulé sa bosse. Il avait vécu en Allemagne, en Angleterre… Il parlait trois ou quatre langues. Ce type très intelligent, qui aimait la musique, adorait la culture française, avec un jugement, avec un goût, que j’aimerai bien voir répandu un peu plus souvent aujourd’hui…» Marcel Amont (2007).
Les trois frères
Ils étaient trois frères, juifs séfarades, tous trois nés à Roustchouk, aujourd’hui Pyce (Roussé) en Bulgarie, sur la rive sud du Danube : Élias, écrivain, essayiste, scrutateur de la modernité, penseur perplexe et alarmé de ce nouvel homunculus surgi avec le siècle : l’ «homme-masse». Compagnon d’inquiétude de Sigmund Freud, Hermann Broch, José Ortéga y Gasset. Consacré Prix Nobel de littérature en 1981. Georges, médecin-chercheur, biologiste de renommée internationale, qui consacra sa vie à l’étude et la lutte contre la tuberculose, maladie infectieuse, transmissible, tueuse en masse. Il fut notamment un des pionniers du concept de traitement «polythérapique» Et Jacques (Nissim), identifié socialement par les chroniqueurs comme «directeur artistique», car notre monde administré n’apprécie guère ce qui contourne et dépasse, s’échappe ou subvertit, les catégorisations qui assignent dans une case préformatée.
Jacques, beau gosse enjôleur et culotté, séducteur et habile, hâbleur et audacieux, qui fit de la malice du chenapan un art de la catalyse des talents en gésine. Inventeur roublard, improvisateur enjoué, il fut à l’initiative de tout ce qui constitua les matrices et «gimmicks» fondamentaux de la Radio, déjà avant guerre sur Radio Cité. Le «radio crochet», l’émission minute («la minute de St Granier»), les émissions publiques «en direct», la demi-heure de «Jazz Hot». Il fut celui qui amena la première fois en France Duke Ellington et Louis Armstrong, celui qui contribua à faire connaître le jazz dans le pays, et de ce fait fut l’objet des furieuses et menaçantes attaques de tous les antisémites notoires, à commencer par Rebatet. Plus tard, il inventera «Piccolo Saxo, et Cie». Mais, avec son intuition fulgurante, sa vélocité d’esprit, déjà : faiseur de carrière, passeur, marieur. Car le shiddour était sa «botte», son trait d’art avec l’humain. Il sentait d’«instinct», comme on dit, qui allait avec qui, où, et comment. Un «septième sens» en dira plus tard Félix Leclerc. Tandis que de lui même, Jacques Canetti disait «dans la vie je me promène, l’oreille au guet, l’œil grand ouvert». Un flâneur fébrile.
Le « laboratoire » des Trois Baudets
Après la guerre, réchappé de la traque aux Juifs, ayant pu avec l’aide de Françoise Rosay, passer en Algérie – où il participa de la création de Radio France, et fit d’une petite salle, le Théâtre des Trois ânes, une institution de chansonniers -, il ouvrit le Théâtre des Trois Baudets dans la continuité des spectacles de chansonniers qui se faisaient à Alger. Avant de le transformer en un «laboratoire» : la scène de chance de tous les jeunes et débutants qu’il repérait. Qui, parmi les grandes figures de la «Chanson» et de la «scène française», de l’après-guerre, n’a pas croisé le chemin de ce père autoritaire et consolateur, sûr de lui, et confident-mère «suffisamment bonne» tout à la fois ? Porté par lui, poussé sur la scène de ses «Trois Baudets» au pied de Montmartre, sur le boulevard de Clichy, projeté dans les studios d’enregistrement de Philips et de Polydor, et lancé sur les radios nationales. En vrac : Boris Vian, Georges Brassens, Félix Leclerc, Jacques Brel, Charles Aznavour, Catherine Sauvage, Guy Béart, Henri Salvador, Michel Legrand, Mouloudji, Edith Piaf, Patachou, les Frères Jacques, les Quatre Barbus, Serge Gainsbourg, Bobby Lapointe, Jean-René Caussimon, mais encore Raymond Devos, Jean Yanne, Pierre Dac et Francis Blanche, Darry Cowl et Robert Lamoureux, Pierre-Jean Vaillard, Duvaleix, Fernand Raynaud… Et bien d’autres.
20ème anniversaire des Trois Baudets, Jacques Canetti pose au centre des artistes qu’il a produits
On a dit de lui qu’il était un «découvreur», qui avait du «flair», qui aimait l’«original», «le contre-courant». C’est – pour le moins – demeurer à la surface des choses. Aux temps de l’après-guerre, tandis qu’un des Maîtres de l’École de Francfort, T. Adorno, s’égarant une rare fois, concluait qu’après Auschwitz il ne pouvait plus y avoir de poésie (in Minima Moralia), Jacques Canetti prit avec perspicacité le parti contraire, au cœur d’un genre qu’on prétendait mineur. Il guettait des paroles qui ne soient pas du bruit, de la poésie qui ne soit pas de la jactance, des jeux de mots qui ne sortent pas de l’Almanach Vermot. Il fut le soutien des auteurs, des auteurs-compositeurs, des auteurs-compositeurs-interprètes. Le mot qui revient le plus fréquemment sous sa plume, dans ses appréciations et jugements, c’est «texte ». Le «Texte» des chansons, ce qui s’y disait. Il écoutait ce que ces auteurs avaient à dire, et il les portait vers le public, dans la variété des visages humains, la diversité des styles, des genres, des sonorités et des talents. Il rapiéçait, avec eux et à travers eux, la perspective d’une humanité parlante. Des auteurs ni uniformes, ni dupliqués, entre lyrisme et lucidité, gravité et légèreté, divertissement et éveils. Une métaphore d’Humanité possible, rassemblée en métonymie de poètes, de paroliers, de compositeurs. Un temps où l’Amour ne s’écrivait pas encore en phonétique sms, et l’Amitié ne se contentait pas du clic d’un lien Facebook ! Qui pourra évaluer le rôle considérable culturel et moral que la lucidité tendre de Brassens, celle plus amère de Brel, ou l’inventivité de Devos, pour ne citer qu’eux, a eu et continue d’avoir comme balises et repères d’Humanité vivante ?
Élias le veilleur, Georges le soigneur, Jacques le découvreur-marieur
À partir du début des années soixante, le «marketing du disque», l’apparition des «tubes», la fabrique de chanteurs «Kleenex», le fit se retirer des grandes compagnies dans lesquelles il avait œuvré. Départ motivé non au motif d’une perte de «liberté», il était trop incontournable, mais de l’effondrement annoncé de la «qualité». Les Trois Baudets fermèrent et laissèrent la place au nouveau lieu de rendez-vous avec la solitude, de masses hébétées et canalisées : un sex-shop. Jacques Canetti continua quelques années sous la forme nouvelle du «label indépendant», il nous fit encore entendre et découvrir Moustaki, Serge Reggiani, Jacques Higelin, tandis qu’il confiait à la diction et au timbre de Jeanne Moreau ou Simone Signoret l’œuvre de poètes. Mais l’effondrement qu’il avait pressenti opérait. Le dernier clou sur le cercueil de son époque et de son aventure mémorable fut planté par un ministre, dénommé par antiphrase : «de la Culture», qui crut branché d’associer la musique et la chanson populaire au «Solstice d’Été», en festivité néo païenne !!…
Ils étaient trois frères : Élias le veilleur, George le soigneur, Jacques le découvreur – marieur ; trois «baudets», qui, s’ils ne portaient pas, – tel l’âne blanc à la porte de la Ville Sainte -, le Messie comme un talith sur leurs épaules, donnèrent du moins visage à ce que peut vouloir dire le juste mot de Civilisation. Une Âme partagée collective, sous-jacente et liante, se révélant dans les rapsodies de la palette des manières humaines d’«être au monde». Manières erratiques dans leurs façons diverses d’y offrir résidence, mais unies par une même convocation qui les dépasse. Ici Éthique. Elle a un nom en majesté dans le judaïsme : le Tikkun Olam. Et Jacques Canetti, tout autant que ses deux frères, ne s’y déroba pas.
Gérard Rabinovitch
Article paru dans l’Arche, publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
Copyright photos : photo de « une » © AFP, photo « Canetti / Brassens / Gainsbourg » © Pierre Fournier / Sygma / Corbis, photo « famille Trois Baudets » © Coffret « Jacques Canetti, mes 50 ans de chanson » / Productions Jacques Canetti
Article publié le 6 février 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2020 Jewpop