À 28 ans, Ben Simone publie son tout premier album. Enregistré en Israël et chanté en anglais, son Toy Store propose un incroyable mélange qui n’appartient qu’à lui. Avec un véritable concept aux émotions enfantines aussi naïves que sa pochette en rose et bleu, avec ses clips irrésistibles bricolés à la maison et sa voix haute qui revendique très fort son homosexualité pour qu’elle cesse d’être stigmatisée, Ben Simone est à l’État hébreu ce que le chanteur Mika est au Liban si proche : un explorateur du cœur et de l’âme qui ne se prend jamais au sérieux, mais dont la poésie ne peut laisser quiconque indifférent.
Chanan Ben Simone, avec son jazz délicat et sa pop légère est un tout jeune homme au sourire touchant. Mais ne vous fiez pas aux apparences, ce chanteur originaire de Beit Shemesh, à l’ouest de Jérusalem, est un redoutable autodidacte. Sa musique évoque le merveilleux Antony and the Johnsons, et donc forcément Nina… Simone ou Ella Fitzgerald qui l’ont également inspiré, mais aussi Lou Reed, dont il partage la puissante fibre émotionnelle. Il y a également du Mika chez Ben Simone, pour son univers enfantin aux délicates couleurs pastel. Rencontre à Gordon Beach, Tel-Aviv, avec un des jeunes artistes les plus prometteurs d’Israël.
L’Arche : Tu es né à Tel-Aviv ?
Ben Simone : Non, à Jérusalem. J’ai longtemps vécu à Beit Shemesh, une banlieue de Jérusalem, ainsi qu’à Tzur Hadassah dans les collines de Judée, à l’ouest de Jérusalem. Ensuite, je suis allé étudier la musique au Conservatoire de Jérusalem en me spécialisant sur la composition.
Comment se fait-il qu’autant de musiciens soient issus de Jérusalem plutôt que de Tel-Aviv ? Je pense à Asaf Avidan ou même à Ryskinder, que nous avons interviewé récemment ?
Je pense que Jérusalem offre un environnement particulièrement intéressant pour tout ce qui concerne la création. On y trouve une telle diversité de gens. Et puis lorsque l’espace vient à manquer, cela stimule la créativité ; c’est ainsi que l’art alternatif a pu se développer à Jérusalem. Les gens cherchent à s’exprimer et lorsqu’il n’existe pas de langage commun, cela les force à chercher en eux. Cela laisse beaucoup d’espace à la création. Bien sûr, la plupart des artistes finissent par s’installer à Tel-Aviv, car il s’y passe beaucoup de choses et c’est bien plus facile de se produire sur scène.
Tu as plus de liberté à Tel-Aviv que tu n’en avais à Jérusalem ?
Sans doute, les choses semblent plus aisées à Tel-Aviv, mais lorsque c’est ainsi plus facile, cela ne vous pousse pas au bout de vous-même, à chercher un supplément d’âme dans votre musique.
Tu es jeune, c’est ton tout premier album, qu’est-ce qui a déclenché ta vocation ?
Depuis mes cinq ans, j’ai composé des chansons, car j’ai toujours voulu être chanteur. Gamin, je n’arrêtais jamais de chanter. Je me souviens que nous avions déménagé à Beit Shemesh lorsque j’avais 7 ans, et j’avais composé une chanson sur les déménagements. Un peu plus tard, avec mon cousin, notre jeu favori était de jouer et de chanter ensemble. On s’était promis, lorsque nous aurions vingt ans, de quitter le pays pour démarrer une grande carrière. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours eu en moi ce rêve de musique et de succès international. J’ai toujours su que ma vie serait consacrée à la musique. Je n’ai jamais eu de doute à ce sujet.
Avais-tu des héros, des rôles modèles qui ont su t’inspirer ?
Bien sûr. D’abord tout petit, j’aimais les Spice Girls. Je n’avais que cinq ans, mais leur exemple m’a donné énormément de force, car je vivais à Beit Shemesh où très peu de gens parvenaient à me comprendre. Cela me reliait au monde, en me donnant la sensation de ne plus être seul. Je n’avais pas beaucoup d’amis. Ensuite, je me suis beaucoup intéressé à la musique classique et à la musique d’avant-garde, avec des compositeurs tels que John Cage ou Schönberg ; j’avais seize ans à l’époque. Et c’est juste après que je suis devenu un grand fan de Björk. Lorsque j’ai commencé à écouter Björk, c’est à ce moment-là que tout s’est imbriqué : mon goût pour les Spice Girls, comme celui pour l’avant-garde. J’ai réalisé que je devais consacrer ma vie aux chansons que j’écrivais et à tout ce que je créais. C’est ainsi que Björk a représenté une influence majeure pour moi. En venant te retrouver aujourd’hui, j’écoutais Anohni, en fait Antony and the Johnsons.
J’allais justement t’en parler.
Oui, beaucoup de gens me comparent à elle. Je dis elle, car désormais Antony s’est métamorphosée en Anohni. Donc, voici dix ans, lorsque j’ai commencé à l’écouter, elle osait chanter des choses que je n’osais même pas imaginer en rêves. Au début, j’avais même peur d’écouter ses chansons, mais je n’ai guère tardé à me laisser submerger par sa créativité incroyable. Elle est devenue pour moi une inspiration majeure. Mais d’autres artistes ont su m’éclairer. J’ai écouté énormément de jazz. Je songe à Billie Holiday et à Ella Fitzgerald. Les gens me disent souvent d’ailleurs que quelque chose dans ma voix leur fait penser à Ella Fitzgerald. Chanter est pour moi la chose la plus importante au monde.
La voix est ton premier instrument ?
Absolument. Et, d’ailleurs, la plupart des chansons me parviennent souvent à travers un sentiment porté par ma voix. Pour une même chanson, je suis souvent en train d’expérimenter différentes manières de l’interpréter. La voix me permet pleinement de m’exprimer. Je joue également des claviers, sur l’album j’en ai assuré la plupart, mais j’ai pu heureusement bénéficier de l’aide de Rea M, un musicien et producteur de Tel-Aviv. Il joue de nombreux instruments sur mon disque, comme la basse, la guitare et la batterie.
Tu as créé tout un univers enfantin. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ton album est intitulé « Toy Store » !
En fait, j’expérimente et je vis, dans mon existence de tous les jours, cette perception différente. Et ce concept reste toujours vivace en moi. Tout le travail est de révéler ce côté innocent. Ce qui m’attire dans cet univers enfantin, c’est qu’il permet de ne pas être jugé. Un enfant peut dire à peu près tout ce qu’il veut, sans que les adultes ne lui en tiennent rigueur. Car ce qui sort de la bouche des enfants, c’est toujours la vérité, n’est-ce pas ? Les enfants ne portent pas de jugement a priori. Ils expérimentent les choses comme elles leur viennent. Sans jamais avoir de préjugés. C’est mon tout premier album. Cela a un véritable sens pour moi d’y évoquer mes premières expériences et ce qui compte vraiment à mes yeux. Mon prochain projet sera bien autre chose, j’y évoquerai ce que j’ai vécu après l’enfance.
Quel est le caractère unique et authentiquement israélien de ta musique ?
C’est une question que je me pose parfois. Il m’arrive également d’écrire des chansons en hébreu, car j’aime varier mes plaisirs. Je suis un être universel, mais d’autre part, je sens beaucoup l’influence des lieux de mon enfance et toute l’atmosphère autour de moi. Le fait d’être né et d’avoir grandi en Israël n’a pas toujours été facile. J’ai dû me battre pour sortir mon disque, car, comme tu le sais, le marché de la musique ici est microscopique. Mes chansons sont également le reflet de ces combats, ici, en Israël. Mais mes parents viennent d’Afrique du Nord et la musique marocaine ne m’est pas étrangère. Quant à la musique israélienne, j’ai grandi en l’écoutant toute ma vie. Or cette musique est un cocktail de très nombreuses et différentes cultures. C’est sans doute ce qui fait que j’aime autant les mélanges. Quand les gens me demandent à quoi ressemble ma musique, j’évite de leur répondre, chacun doit se faire sa propre idée à son sujet.
« Songs To Your Ears » est de loin ma chanson favorite sur l’album pour son aspect jazz qui évoque, c’est vrai, Ella Fitzgerald.
Lorsque nous l’avons enregistrée nous avons pris grand soin qu’elle ne sonne pas comme une version jazz trop stéréotypée. C’est sans doute ce qui explique son côté “jazz blanc”.
On y trouve aussi un côté ouvertement gay et militant, non ? Tout spécialement à Tel-Aviv, à la veille de la Gay pride !
Cela a toujours été un combat de s’affirmer ouvertement gay. C’était donc important pour moi de pouvoir l’exprimer à travers mes chansons. Il y a une vraie culture musicale gay, de la musique taillée pour faire la fête. Mais je voulais aussi montrer qu’il pouvait exister une culture gay plus profonde, plus mélancolique également. En fait, tout le thème de cet album c’est « comment grandir en tant qu’enfant homosexuel ». C’est quelque chose que tu sens en toi à un âge souvent très précoce. C’était important de pouvoir l’exprimer et de peut-être pouvoir aider par cet exemple d’autres enfants à s’assumer. Comme Anthony et Rufus Wainwright, et d’autres musiciens qui ont su m’éclairer de leurs chansons, lorsque je me posais tant de questions sur moi-même. Une simple chanson peut te renvoyer une image positive. Je voulais pouvoir avoir cet effet sur les gens.
T’es-tu souvent senti stigmatisé du fait de ton homosexualité ?
Lorsque j’étais enfant, même vraiment jeune, je me sentais différent par ma manière d’être, de m’exprimer, des choses que je pouvais aimer. Je n’avais pas beaucoup d’amis et je vivais dans une société assez fermée. Je suis issu d’une famille religieuse, heureusement libérale, mais les écoles que je fréquentais ne l’étaient pas. Je n’ai jamais pu évoquer mon homosexualité avant d’avoir vingt ans ! J’ai toujours pensé que je ne disposais pas de l’espace nécessaire pour m’épanouir. Parfois, en cours, je me retrouvais face à des profs qui m’expliquaient que l’homosexualité était une maladie. Ce genre de choses provoquait une estime de soi très négative. Il fallait se construire face à cela, se battre également. C’était choquant !
Cela me fait penser, hélas, à ce malade religieux récidiviste qui a poignardé des gens à la Gay Pride, assassinant Shira Banki, une jeune fille innocente, l’été dernier à Jérusalem.
J’ai le sentiment que le monde est divisé. Il y a un niveau de perception où les gens sont vraiment ouverts et pour le progrès, tandis que de l’autre côté ce sont des gens racistes et fermés à toute évolution. C’est un combat presque biblique entre ces deux forces, celle du progrès et celle du retour en arrière. Mon idée fixe, c’est la compassion, je veux pouvoir écouter et aimer tout le monde, mais je crains qu’on ne soit en train de laisser la haine triompher.
Les chansons, ton image, les vidéos, l’art work, l’atmosphère… Tout cela forme un solide concept.
Je dois t’avouer que c’est un peu du bricolage. Par exemple, je n’ai pas eu à chercher très loin la réalisatrice de mes vidéos puisqu’elle est en fait ma colocataire ! On a habité dans le même appart durant deux ans, lorsque je travaillais sur l’album. Maya Baran a vécu tout le processus de l’intérieur. Comme elle est à la fois photographe et réalisatrice, lorsque j’ai achevé le CD, nous avons décidé de bosser ensemble. On était super indépendants et on a travaillé avec un budget ridicule. J’ai peint moi-même les meubles de décor de mes vidéos et j’ai même construit et repeint les murs du décor… dans le hangar de mes parents pour construire ce rêve !
C’est touchant de naïveté.
Oui, mais une naïveté quelque peu amère. La joie ou la tristesse, moi je les ressens comme une émotion humaine ; je ne considère pas qu’il vaille mieux être heureux plutôt que triste. Moi, ce que j’aime, ce sont les émotions vraies.
Tu as choisi de chanter en anglais parce que tu voulais avoir un impact international ?
Tous les artistes qui ont su m’influencer chantent en anglais. C’était donc tout à fait naturel pour moi d’écrire en anglais. Et puis lorsque tu écris ainsi dans une autre langue que la tienne, tu peux être quelqu’un d’autre. Les premières paroles de la chanson-titre « Toy Store » sont : « j’ai bossé dans un magasin de jouets pour gagner de l’argent, pour me sortir d’ici. » J’ai toujours eu ce désir en moi de découvrir plus de choses et de visiter d’autres lieux. Je n’ai pas la volonté de quitter mon pays, je veux juste pouvoir toucher le plus de gens possible dans le monde.
À quoi ressemble un concert de Ben Simone ?
J’aime pouvoir m’exprimer directement face aux gens qui viennent me voir pour instaurer une véritable communication. Parfois, je leur demande de jouer avec moi en allumant leurs portables, pour diffuser de la musique de fond pendant que je chante ma chanson « Toy Store ». J’ai aussi un groupe qui m’accompagne, composé de mes meilleurs amis. J’aime aussi fabriquer mes propres costumes de scène. Je porte également un « casque disco » pour chanter certaines chansons. Il m’arrive également de me produire seul sur scène en jouant avec de vieux jouets, un Casiotone, un sampler et une batterie électronique. Je peux ainsi concrétiser facilement la musique qui me passe par la tête. Le spectacle est très inspiré par l’environnement de l’album.
As-tu déjà joué en Europe ?
Oui j’ai déjà donné des concerts à Chypre et à Berlin, mais c’était juste avant la sortie de l’album. Après la publication de Toy Store, je rêve de l’interpréter partout en Europe, c’est d’ailleurs mon prochain objectif. Je suis persuadé que le public français pourrait aisément s’identifier à ma musique, comme à mon spectacle.
Interview réalisée par Gérard Bar-David
Article paru dans l’Arche (nouvelle formule trimestrielle) du mois de juillet 2016, publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
© photos : Maya Baran / DR
Écouter et acheter Toy Store de Ben Simone sur Bandcamp
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Article publié le 10 juillet 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 L’Arche / Jewpop