On ne présente plus Éliette Abécassis. Normalienne, agrégée de philosophie, dont la production littéraire, abondante et véritable réussite commerciale, oscille entre histoire du judaïsme, psychologie du couple et de la famille, sociologie du mal et affres de la transmission. Chacun de ses romans et essais a rencontré un vrai succès auprès du public. Le Palimpseste d’Archimède (Albin Michel) est sa dernière intrigue.
D’où il est encore question du mal, d’un secret métaphysique caché à travers les siècles et d’une course effrénée pour décoder un code mathématique qui expliquerait l’univers et dévoilerait ses mystères. C’est désormais une lutte sans merci que se livrent la philosophie jésuite, le mysticisme et le monde gréco-égyptien. Dans ce nouveau thriller ésotérique, Éliette Abécassis revient sur les terres de la géométrie des esprits, là où on la connaissait pourtant déjà… Le prix de l’excellence a cédé à celui de la facilité.
Codex. Le mot fait trembler. On pressent un incroyable secret, un manuscrit qu’on doit sauver à tout prix, une histoire si précieuse qu’il a fallu le protéger et défier toutes les guerres, de l’Antiquité au Moyen Âge. C’est le palimpseste d’Archimède. «Un écrit révolutionnaire», une trouvaille exceptionnelle autour du chiffre Pi et toutes ses déclinaisons scientifiques et surnaturelles. Une formule métaphysique, une vérité aux décimales sans début ni fin, une explication de l’infini qu’il a fallu cacher et protéger des pillages des croisés, des invasions barbares et des idéologies dévastatrices. Le chiffre Pi est aussi insaisissable et irrationnel que le comportement de tous ceux qui l’approchent. La guerre de la droite et du cercle aura systématiquement lieu. Psychiatrie de la science et schizophrénie des savants comme des ingénieurs, qui passent et repassent sur le parchemin du savant. Quadrature des têtes coupées et imagerie scientifique du meurtrier qui fait danser les ténèbres et régner la terreur. Il y a un secret à protéger. Un secret vital, l’archive de l’humanité ballotée entre Athènes et Alexandrie. «La formule de la vérité» attire tant les convoitises qu’il faut l’encoder, la crypter pour l’éternité. Le cœur bat la chamade et le cerveau s’embrouille. Tout peut s’ébranler au royaume des chiffres et chaque cause a sa secte, sa société secrète qui, parcourant les communautés et des générations, décime ou sauve l’impétrant qui approche le Codex.
Voyages initiatiques de la rue d’Ulm au Champ de Mars en passant par la place de la Concorde après le désert de Judée. L’odyssée d’Éliette Abécassis mène jusqu’à le perdre son lecteur de Syracuse à Istanbul puis Constantinople, en passant par le sinistre monastère de Saint-Sabas. Aller-retour express en Terre Sainte et flashbacks sous acide en pleine Antiquité, l’intrigue alterne entre huit-clos tamisé en internat, questions existentielles et joutes oratoires d’universitaires, morale kantienne versus éthique de Platon. Et au milieu, la mort rode au fur et à mesure que l’enquête progresse ou se dérobe, même le commissaire de police y perd son herméneutique quand il ne brille pas par son absence ou bute sur ses lacunes. Des professeurs atrocement mutilés et Joachim Ravaisson, le plus brillant des étudiant de Normale Sup’, qui joue avec son maître le profileur. Rites sacrificiels, orgies ésotériques et combats fratricides d’idées et des passions de la foi. Tout y est. On a rapidement peur de sombrer dans un Da Vinci Code parisien, et parfaitement compris que le mal avait encore une fois cent visages, ses traîtres et ses explorateurs qui parlent latin et grec aussi bien qu’ils savent que le stoïcisme n’est jamais vraiment loin de l’épicurisme. Quand la morale est défiée et que la philosophie se pique de mathématiques, la fin justifie les moyens et on a le sentiment de retrouver une réorchestration de Qumran sans son incroyable effet novateur littéraire, une crainte qu’on avait déjà ressenti à la lecture de ses deux suites sans la moindre saveur et sous réanimation, Le trésor du temple et La dernière tribu.
Manipulation, tout est manipulation. Manipulations de l’amour, des guerres, de la morale, de l’Histoire et des hommes. Manipulation de l’auteur qui joue du suspense et des attentes de son lecteur. Quand le personnage principal vacille ou que ses émotions s’enlisent, alors l’essai philosophique et l’encyclopédie prennent le pas. Le roman est une arche de Noé qui, après avoir rapidement révélé l’intrigue, navigue et donne le vertige lorsqu’il tend vers la dissertation philosophique, une leçon agrégative sur la chute de Syracuse ou une épreuve ultime de paléographie au concours de l’École des Chartes. Les solides références et analyses déployées par l’auteur n’empêchent pas le lecteur de crouler sous le poids d’analyses écrasantes dont, comme le chiffre Pi, on peine à décoder les séquences. A trop vouloir décloisonner les sciences et les dogmes par une documentation historique assourdissante, le roman s’est considérablement affaissé dans des chapitres explicatifs, épuisé par les états d’âme de son narrateur qui, une fois sorti de sa passivité et de l’univers ouaté de la rue d’Ulm, peine et s’empêtre continuellement dans les digressions psychologiques.
Éliette Abécassis a dévoilé l’intensité de ses connaissances philosophiques et le talent d’une narration exhaustive des grands courants de pensées comme des civilisations. Ce qui n’empêche pas une déception certaine. La recette du thriller ésotérique aux milles ingrédients vus et revus est aussi machiavélique. Un souterrain angoissant, des bibliothèques secrètes mais des archives inaccessibles, un étudiant torturé dont se jouent les réseaux sociaux du Web, des corps sacrifiés aux pieds des monuments parisiens, des réunions maléfiques d’une confrérie dans la nuit glaciale et des prêtres qui psalmodient en toge dans les langues anciennes, etc… Ambiance labyrinthique scénarisée à l’extrême. Immersion puis sensation de noyade en plein roman de plage… Le nom de la rose du Professore Umberto Eco est définitivement le seul roman policier médiéval à lire. Il n’y aura pas d’autre littérature du combat d’un seul homme contre l’obscurantisme. Et si on veut continuer à s’interroger sur les mystères du chiffre Pi, autant revoir le thriller psychologique éponyme du réalisateur américain Darren Aronofsky (Pi – Faith in Chaos), au moins le personnage central ne sombre pas dans le happy end.
Jérémie Boulay
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