À force de me recevoir des « gauchistes » par ici, j’avais fini par y croire, moi, que je partageais, avec mon congénère le gauchiste juif fantasmé, mépris du peuple, intellectualité creuse et haine de soi. Quelle ne fut donc pas ma surprise, ma déception même, lorsque j’appris que finalement non, j’en étais pas. Toutes ces invectives pour rien ! Ce choc traumatique a eu lieu récemment, à une petite sauterie discrète de jeunes intellectuels israéliens francophones. Un historien était là pour nous parler conflit israélo-palestinien (et il l’a fait avec brio).
Lorsqu’il a évoqué l’occupation, une participante a posé une question sur l’éventuelle justification sécuritaire du maintien de l’occupation israélienne sur les territoires occupés. C’est alors qu’une autre participante s’est presque étouffée d’indignation et a interrompu le débat en disant que non : « quand on était de gauche et contre l’occupation, y’avait des questions qu’on n’avait pas le droit de poser ! ». Elle avait l’air paradoxal de ceux qui assènent d’autant plus fort leur vérité qu’ils en perçoivent la fragilité.
J’en suis restée comme deux ronds de flanc. Tu vois, moi, j’ai toujours pensé que parmi les questions, y’avait les connes et les moins connes, les pertinentes (qui sont souvent les impertinentes) et celles qui étaient à côté de leurs pompes, éventuellement les choquantes. Mais j’ai toujours pensé que c’était un acquis définitif du débat rationnel qu’il n’y avait pas de question interdite par principe. Si la question est débile, la réponse devrait être aisée, pas de raison donc de monter dans les aigus avec une voix de fausset. J’aurais même plutôt tendance (magnétisme de l’effet Streisand) à accorder de l’attention à la question qu’on veut interdire. Je me dis que derrière ce qu’on veut nous empêcher de regarder, se cache peut-être le poil à gratter de toute idéologie rigide : le réel.
En l’occurrence, ce qui m’a frappé dans la harangue de cette idéologue de pacotille, c’est qu’elle faisait une question de principe qu’on doive gober l’intégralité du package sans poser de question, ni surtout soulever le voile de la réalité : contre l’occupation, pro-palestinien, contre les colons, pour la paix (qui devient alors une invocation compulsive et dont on se satisfait de l’égrenage méthodique), antireligieux, humaniste, occidental. Je suis un peu dans la merde moi, je ne coche pas beaucoup de cases là-dedans : je suis séfarade, religieuse, j’ai des amis qui vivent dans des colonies et qui non seulement ne sont pas des tarés millénaristes, mais font en plus partie de l’élite sioniste-religieuse humaniste et antiraciste d’Israël.
Parmi les choses à ne surtout pas évoquer car elles blessent la bonne conscience : l’antisémitisme palestinien, le terrorisme qui n’a pas attendu l’occupation de 1967, les scandaleuses décisions de l’ONU et de l’Unesco visant à falsifier l’histoire pour donner un hochet aux Palestiniens, le double langage des leaders palestiniens encensant les actes terroristes les plus vils, les plus immoraux, les plus injustifiables (poignarder une enfant dans son sommeil devenant par un retournement pervers un acte de résistance).
Elle suggérait qu’être contre l’occupation, c’était déclarer non pertinente la question sécuritaire israélienne. Que vouloir la paix, c’était rejeter les aspirations nationales légitimes des uns au profit de celles des autres. Que vouloir la paix, c’était dénier aux Israéliens ce qu’on reconnaît aux Palestiniens. Perso, Hébron, ça me fait pas vibrer la corde sensible ni le point G, mais je suis tout à fait prête à concevoir et même à admettre que pour certains juifs, Hébron soit plus important que Tel-Aviv. Au nom de quelle spiritualité humaniste et intellectualisée m’arrogerai-je le droit de mépriser ou moquer ceux qui voient dans Hébron le berceau historique et mythique du lien du peuple juif avec la Terre d’Israël ? Au nom de quel paternalisme considérerai-je que les Palestiniens ont droit à leur nationalisme et à leurs aspirations patriotiques (préjugé : ils sont dans l’affectif, incapables de réfléchir) alors que les juifs eux seraient des fascistes s’ils tiennent à Jérusalem ou à Hébron ? Au nom de quel « deux poids deux mesures » déclarerai-je un nationalisme juste et l’autre désuet ?
J’ai compris que je n’étais pas vraiment de gauche, ou en tous cas que je ne serai jamais vraiment reconnue comme telle par les distributeurs de bons points et de caresses sur le museau, parce que je tiens la question de l’occupation comme une question absolument neutre politiquement. Parce que je pense qu’on peut constater l’absence de partenaire à la paix, la haine mimétique qui gangrène la société palestinienne contre les juifs, ne pas voir d’issue définitive à court ou long terme à ce conflit, et pourtant militer pour la fin de l’occupation militaire israélienne dans les territoires. J’irai même plus loin. Je soutiens qu’on peut être partisan de la présence juive en Cisjordanie, vivre à Otniel ou Ariel, être sioniste-religieux et qu’on devrait de la même façon pleurer tous les jours sur cette occupation qui dévoie nos valeurs.
La question de l’occupation est une question de droit, une question morale et une question de société. Indépendamment de toute croyance politique, religieuse, je soutiens que l’occupation israélienne est immorale par soi et ce quand bien même elle serait justifiée. Je soutiens que l’occupation militaire d’un autre peuple est la marque d’une société indigne et indécente. J’affirme qu’elle est structurellement une asymétrie qui pourrit le sens et la mission de notre armée.
Là, je sens que je t’ai perdu. Si t’es de gauche, tu dois me trouver un peu trop tiède et ma tendance aux distinctions doit te paraître suspecte. Si t’es de droite, normalement je t’ai perdu à « l’occupation est immorale par soi ».
Déjà, l’occupation, qu’est-ce que c’est ?
1) Dépasser le trauma du terme qui évoque d’emblée l’Occupation Allemande de la France et nous semble, à raison, être une comparaison faussée et vicieuse.
2) La comprendre dans son sens technique. L’occupation d’un territoire est la gestion militaire d’un territoire conquis par la guerre et non annexé au territoire national du pays occupant.
3) Ne pas délirer : si tu penses que ce sont les Palestiniens qui nous occupent, je te conseille vivement de te faire suivre. Tu es victime du syndrome de l’inversion de réalité.
Qu’est-ce que ce n’est pas ?
1) Ce n’est pas le meurtre et la torture des Palestiniens fantasmés par les antisémites.
2) Ce n’est pas le viol des femmes par les soldats (résurgence d’un vieux mythe et étayé par aucun fait).
3) Ce n’est pas l’horreur absolue.
C’est juste la gestion quotidienne, banale et terriblement humiliante d’une population par l’armée, la possibilité de réveiller des gens à 3h du matin, de les contrôler, de gérer et d’autoriser leurs mouvements, leur possibilité de travailler. C’est la gestion d’un peuple par une armée qui n’est pas reconnue comme légitime. Les territoires occupés ne font pas partie de ma géographie mentale. Je vis dans un pays où les Arabes sont des citoyens égaux, je vais à l’université avec des étudiants arabes, mes médecins sont Arabes. Mon réflexe premier, quand j’entends des débiles ignorants critiquer “Israël l’État d’apartheid” est de bondir (et d’avoir envie de leur foutre deux claques) ! D’où la sincère difficulté dans laquelle se trouvent beaucoup d’Israéliens de bonne foi à penser l’occupation.
J’ai parlé d’une société indécente et de la tension entre justice et décence. Je tiens cette distinction du philosophe israélien Avishaï Margalit. Exemple simple : une société qui distribuerait égalitairement de la nourriture aux affamés, sans distinction de race, genre ou classe, pourrait être caractérisée comme juste. Si toutefois, au lieu de la distribuer, elle la jetait aux affamés, serait-elle injuste pour autant ? Non, car elle remplit bien les critères rawlsiens de la justice, du partage équitable. Elle serait juste mais indécente. Indécente parce qu’humiliante. Parce que bafouant ce sentiment universel des humains, qui est le besoin d’être reconnu et de ne pas être atteint dans sa dignité.
À force, l’occupation, par une espèce de prophétie auto-réalisatrice, est devenue nécessaire au maintien de l’ordre, pour les besoins sécuritaires d’Israël. On peut lui trouver des justifications, mais il faut une bonne fois pour toute oser affirmer son caractère indécent et immoral institutionnellement.
Je ne veux pas faire du sentimentalisme à deux balles, mais quand je vois mon gamin se déguiser fièrement en soldat de Tsahal, mon cœur se serre : j’ai envie qu’il puisse porter cet uniforme à 18 ans avec la même fierté, la même moralité, la même beauté que maintenant. J’ai envie que son passage sous les drapeaux soit fait de cette matière qui fait la justice des États : la défense. Et à l’idée qu’il puisse un jour avoir comme mission de fouiller des matelas devant des enfants ou des vieillards terrorisés, qu’il puisse décider qui va pouvoir aller gagner son pain ou non, je dors un peu moins bien.
Olivia Cohen
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© photos : DR
© visuels : dessin en une, Kron / The Cartoon Kronicles ; illustration soldats de Tsahal extraite de l’album à colorier « Enfants d’Israël », édité par la WIZO et Comptoir du Livre du Keren Hasefer (Paris 1967)
Article publié le 25 juillet 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016