«1948», le temps retrouvé de Yoram Kaniuk

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« Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté ? »

(Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)

Et c’est le froid qui entérine notre médiocrité. Du voisin de palier à ceux qu’on aime, de l’anonyme du métro jusqu’au journal télévisé, tous couronnent dans l’aléa climatique le passage obligé de nos échanges. Notre univers intime, balisé, presque immuable, reçoit les caprices du ciel comme les seuls indices de changement et du temps qui passe malgré nous.

Ne seraient nos peaux fanées ou nos crinières blanchies, nul besoin de mémoire ; les années passeraient sans nous emporter, et l’on a vu des vieillards appeler leur maman du fond de leur agonie.

 

À 82 ans, Yoram Kaniuk retranscrit, avec la verve et la naïveté du jeune homme qu’il était, son expérience de commando durant la Guerre d’Indépendance de 1948 qui assurera la création de l’État d’Israël. Par petites touches discrètes mais éclairantes, Kaniuk évoque les années précédentes et les tensions qui commencent à agiter le Yishouv, l’opposition entre Sabras et déportés, qui le mènent avant la fin du lycée à son engagement dans le PalYam, les commandos de marine de la Haganah, l’une des organisations clandestines de défense dans la Palestine Mandataire.

 

À la lecture, j’ai bien vite repensé à mes années collège-lycée bien éloignées de « Hartley, cœurs à vifs ». À vrai dire, même si un roublard pouvait ressembler à Costa, il n’y avait guère de Drazic ou d’Anita à l’horizon. Studieuses, consacrées à la lecture de «L’Étranger» de Camus, du «Voyage au bout de la nuit» de Céline, ou de «À l’Ouest rien de nouveau» de Erich Maria Remarque.

 

Bien sûr, je ne cite pas ces romans par hasard… Les pages de «1948» les ont fait rejaillir presque aussi nettement qu’une madeleine raviverait les souvenirs du premier Proust venu. Car tous trois convergent autant vers l’absurde que le roman de Kaniuk. «1948» est, en effet, assez drôle, mais d’une drôlerie grinçante, de celle qui emporte le lecteur sur un versant vertigineux.

 

Engagé par idéologie parmi l’élite idéologique – toutes les organisations de défense du Yishouv, de la Haganah jusqu’au Lehi (le «groupe Stern»), se composaient presque plus d’idéologues que de combattants –  le héros découvre le quotidien de l’ennui et de la fatigue au milieu des balles ennemies et des sacrifices des camarades. La gangue de la matière laisse bien vite peu de place à l’idéal.

 

Ironie manifeste quand, à la nouvelle de la déclaration d’indépendance annoncée avec jubilation par un membre du commando, l’ensemble du groupe avoue ne pas comprendre le sens de la création de «l’État de Ben Gourion de Tel-Aviv» alors qu’ils sont en train de subir le siège de Jérusalem et préfère dormir.

 

Puissante thématique du sommeil qui traverse ce roman et toutes les années entre la fin des années 1930 et «1948». Sommeil qui est aveuglement quand est décrite la réaction hostile du Yishouv à l’arrivée des déportés, eux qui représentent par trop l’archétype du Juif méprisé par le Sabra : la victime de l’Histoire porteuse d’archaïsme religieux. Sommeil qui se veut oubli de la mort et négation du présent quand la violence quotidienne a la même (ir)réalité que les rêves. Sommeil, enfin, qui est morale effacée quand sont chassées les populations.

 

Bien sûr, Yoram Kaniuk ne veut pas livrer un document historique. L’Histoire est trompeuse, parce qu’elle est sèche et que les émotions se dissimulent dans des chiffres, dans des dates. La fiction assume son mensonge, parce que dans ses symboles, ses métaphores dont la signification ne s’épuisera pas, elle soutient la mémoire vivifiante.

Jonathan Aleksandrowicz.

 

« 1948 », de Yoram Kaniuk, Fayard, 252 pages, 19,50€

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