Tu as envoyé un message […] Il est en venu d’autres portés par le vent et le silence.
(Henrik Ibsen, Peer Gynt, Acte III)
J’aime à croire que le bonheur est silencieux, que le véritable amour ne se dit que dans les regards des amants, dans leurs soupirs économes de mots. Qu’un «je t’aime», promesse d’éternité, soit prononcé, et les corps sont renvoyés à leur solitude, à la séparation des peaux dans la mort. Plutôt la respiration paisible que le souffle des déclarations enflammées. Alors, une inspiration : un flux ; puis une expiration : un reflux. Une respiration, constante, sereine comme une plage un été.
Puis un homme en costume qui vient s’asseoir sur le sable. Il a quarante ans, et des enfants jouent autour de lui en cette saison des amours de colonie de vacances. L’homme tousse parfois, peut-être est-ce à cause des grains soulevés par le vent, une jeune femme de vingt-cinq ans l’aperçoit. Leurs mains silencieuses vont se nouer. Elle s’appelle Dora, c’est une juive réfugiée de l’Est ; la Première guerre mondiale s’est achevée depuis peu. Lui, Franz Kafka, est écrivain à temps complet depuis que sa santé défaillante l’a poussé à la retraite : il lui reste moins d’un an à vivre. Sur ce fragile canevas, Michael Kumpfmüller a composé «La splendeur de la vie» (éditions Albin Michel), petit bijou de délicatesse, roman dont les chapitres alternent entre le point de vue de Dora Diamant et celui de Kafka.
Autant le dire de suite, l’auteur ne choisit pas la facilité mélodramatique sur le mode de «c’est Kafka, vous savez ? Le bonhomme qui a écrit La Métamorphose. Ouais, Gregor Samsa qui, en se réveillant un matin après des rêves agités, se retrouva dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Bah, le Kafka, il est mourant, il a la tuberculose, cette maladie typiquement romantique. Il aime enfin, mais le pauvre, il va mourir si jeune, et sa chérie va rester seule».
Le rythme est, tout au contraire, apaisé, même si les thèmes de la mort, de la pauvreté, de la peur et de la solitude, cette escorte de tout véritable amour, reviennent en motifs lancinants. Un lecteur avide de rebondissements pourrait s’ennuyer. Comment le blâmer ? De l’arrivée de Franz Kafka à la station balnéaire, jusqu’à sa mort en sanatorium, la narration ne le montre que rarement en écrivain, dans cette posture de grand homme inspiré que la postérité littéraire saura lui reconnaître.
Non, dans «La splendeur de la vie», Kafka est tout au plus Franz : le nom propre qui deviendra célèbre laisse peu à peu toute sa place à l’homme de chair (le nom «Kafka» est-il cité une fois dans le texte ?). Ce parti pris est l’une des grandes réussites de Michael Kumpfmüller : s’éloigner du personnage de légende pour restituer un personnage, somme toute, assez commun, qui crache, souffre ou rechigne à s’alimenter. Cette quotidienneté est renforcée par l’usage presque permanent du présent. C’est que l’imparfait, larmoyant, dit la perte, le révolu, et le futur, gros d’espoirs, ne sait dire que l’éphémère des instants : l’amour ne se conjugue qu’au présent.
Mais c’est l’alternance des points de vue entre Franz et Dora qui crée le roman d’amour. Chacun dans sa solitude, dans sa prévenance à l’égard de l’autre, mais aussi dans sa dépendance à l’autre, dit plus que jamais l’impossibilité des mots à exprimer complétement la réalité de leur histoire. Certes, les émotions habitent les mots, mais une fois dévêtues des lettres, elles envahissent l’ensemble de la page lue, comme si l’encre noire du texte s’entêtait à masquer leur lumière.
Alors, bien sûr, Kafka meurt, et nulle chose n’était plaisir à Dora sinon Franz. Nulle chose, malgré ses poumons malades, qui, dans leur respiration, disaient la grâce de savoir enfin aimer.
Jonathan Aleksandrowicz
« La splendeur de la vie » de Michael Kumpfmüller, Albin Michel. 290 pages. 19€50.