Cette semaine, je devais vous parler de l’épreuve reine du nouvel arrivant à New-York : la recherche d’appartement. C’est tellement éprouvant, violent même, qu’ici on parle de chasse à l’appartement (apartment hunting). J’avais prévu de vous brosser un petit portrait des principaux quartiers où s’installent les expatriés selon leur niveau de bravitude et leur profil socio-professionnel. Ç’aurait été pas mal, mais ça devra attendre.
Ça devra attendre (la semaine prochaine ou la suivante, on verra) parce que je me suis rendu compte que j’y étais allé un peu fort la semaine dernière. Au prétexte de rigoler un peu, j’ai présenté l’expatriation en général et celle des Juifs français en particulier sous un jour un peu trop sombre. Je m’en veux parce que ça mettrait cette petite série d’articles sur de mauvais rails. Donc, pour me rattraper, je vais essayer de vous parler de mon expérience personnelle de l’expatriation dans ce qu’elle a de meilleur. La réflexion qui suit m’est venue à l’esprit en essayant désespérément de m’incruster dans une conversation au comptoir d’un bar de hipsters de haut vol dans le nouveau-nouveau-prochain-
Arrivé dans le quartier une bonne heure avant mon cours de méditation judaïque², j’avais décidé de tuer le temps et le froid arctique de février en me bourrant la gueule à coups de hot toddy (la grande mode de cet hiver à Brooklyn, après le cidre chaud en 2012 et le grog polonais aux épices orientales de l’année dernière). Le mec assis à ma gauche, ayant entrepris d’énumérer à la barmaid sa collection de whiskeys anciens, et après avoir raconté qu’il avait été le voisin de Jeff Goldblum pendant quelques mois (« Jeff est totalement accro au latté au lait de soja écrémé ! »), devisait à présent avec le serveur des mérites comparés de Ruby on Rails et de Python (faites comme moi, cherchez sur Google : le sujet est passionnant, surtout à la veille d’un suicide collectif par torsion testiculaire).
Fallacieusement plongé dans l’étude de mon flux Instagram, j’étais bien sûr en état d’alerte maximum ; j’attendais, les oreilles dressées, l’occasion de rattraper le wagon. À l’instant où un couple de lesbiennes se glissa entre mon voisin et moi pour commander deux ginger rabbits, j’imposai ma chance, je serrai mon bonheur et interpelai la barmaid : « Comment tu pèles le gingembre toi au fait ? Moi j’ai toujours du mal à faire des tranches vraiment fines ».
Opération réussie : en deux temps-trois mouvements, le débat était lancé avec mon voisin de gauche, les lesbiennes amatrices de ginger rabbit et la barmaid. Le voisin avait longtemps cru aimer le gingembre jusqu’en 2011 et une mauvaise cuite au vin chaud à Portland, où il avait vécu jusqu’à ce que ça devienne vraiment trop hipster ; les lesbiennes préféraient les tranches très très fines (sauf dans certains cocktails thaïlandais qu’on ne trouve qu’en Thaïlande, précise l’une d’elles) ; et la barmaid pensait très sincèrement, c’est un avis de professionnelle, faut pas mal le prendre, que ça n’a aucune importance du moment que le cocktail est filtré avant d’être servi.
J’essayais de démontrer, pour ma part, que le gingembre ne libère tout son arôme que pelé en fines tranches dans une boisson très lentement portée à ébullition, quand le vrai sujet de cette chronique m’a frappé de plein fouet : qu’au cœur de l’expérience d’expatriation, quand elle est réussie, il y a un sentiment assez difficile à qualifier, qui est une certaine façon d’être heureux même loin des siens, un certain rapport à l’être-ailleurs.
C’est un peu l’inverse du mal du pays (même si l’un n’exclut pas l’autre) : on se surprend à trouver du plaisir à l’éloignement, au dépaysement, à cette impression, et c’est un choc, de se retrouver dans le déracinement. De réaliser qu’on ne parvient à être vraiment soi-même qu’en coupant les attaches. Étrange aussi, le plaisir d’être immergé toute la journée dans une langue non maternelle (même si j’adore ma mère, hein). De finir par penser jusqu’en soi, dans une langue étrangère, des choses qu’on ne saurait même pas dire en français. Il y a là-dedans une ivresse à laquelle tout le monde n’est pas sensible, qui peut faire peur, et dont la gueule de bois renvoie pas mal d’expatriés dans leur pays d’origine. Comme un vertige de l’éloignement.
On pourrait dire que ce vertige, l’histoire en a imposé le goût au peuple juif, qui n’en demandait pas tant. On n’aurait pas forcément tort, mais on manquerait le plus important : comme le plaisir de s’envoyer un hot toddy avant un cours de méditation judaïque au fin fond de Brooklyn, ce goût, c’est un goût de liberté.
Rubin Sfadj
¹Qui s’appelle, je vous jure que c’est vrai, BoCoCa. Quand arriveront-ils à bout de contractions vaseuses ?
²Promis, je vous raconte ça dans un prochain épisode.
Retrouvez toutes les chroniques de Rubin Sfadj sur Jewpop
Suivre le compte Twitter de Rubin Sfadj
© photos : DR (source mealkublog)
Article publié le 3 mars 2014. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop