À ce rythme, on ne pleurera plus pour personne

7 minutes de lecture

 

Il y a deux jours, je croise une vague connaissance francophone. On parle de tout, de rien, (surtout de rien) lorsque le gars me glisse : « T’as vu, l’un des mecs qui est mort dans l’attentat de Tel-Aviv, Michael Feige, c’était un membre de Shalom Arshav, un pro-palestinien, ils l’ont bien remercié les Palestiniens, hein ! » Mon sang se glace (et je pense « connard »).

 

Pas parce qu’il aurait dit une connerie ou une fausseté ; les éléments étaient séparément tous véridiques. Mais parce que je jure avoir senti une pointe de joie mauvaise dans sa phrase, d’avoir presque entendu un petit «cééé bien fait pour sa gueule ! » soigneusement dissimulé sous une compassion de façade.

 
En plus, il avait sincèrement l’air de croire que le fait que ce chercheur respecté ait été assassiné par un terroriste palestinien infirmait ses idées politiques et scientifiques, que sa mort, dans une sorte d’ironie terrible, était la preuve par excellence qu’il avait tort. Je lui ai juste demandé s’il pensait que l’assassinat de Meïr Kahana était également la preuve que Kahana avait tort. Et je me suis cassée.
 

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J’ai pas eu la force de lui expliquer le sophisme qui présidait à son raisonnement, le fait qu’il était victime d’un biais de confirmation qui le poussait à interpréter les faits par son prisme idéologique préétabli. J’ai pas eu la force de lui dire qu’un gauchiste pouvait de la même façon erronée dire que cet attentat était la preuve que Feige, paix à son âme, avait raison parce si on l’avait écouté, y’aurait pas eu d’attentat (raisonnement contre factuel invérifiable). J’ai pas eu la force de lui dire qu’on peut toujours intégrer les faits à une chaîne explicative et causale convaincante. J’ai pas eu envie de lui dire que la décence imposait qu’il se la ferme.
 

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J’ai pas eu la force, parce que je suis restée un peu conne, triste. Parce que j’ai beau ne pas être (trop) tribale, et défendre une vision humaniste et universaliste du judaïsme, voir un juif qui se réjouit presque de la mort d’un autre juif parce que ça sert son opinion politique, ça m’a fait quelque chose.
 

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Que pour aimer l’humain en tant que tel, il faille d’abord savoir aimer les siens, voilà qui me semble plutôt sain. L’humanisme désincarné, sans ancres, verbeux, celui qui sous entend qu’aimer l’humain, c’est se déprendre de sa famille, son groupe, son peuple, est à mon avis un dangereux piège intellectuel. Je n’ai pas honte de dire que j’ai la Ahavat Israel et que cet amour du peuple juif, cette responsabilité pour autrui, me permet d’aimer l’humain en général.
 
Mais justement, j’ai le sentiment que le cercle de la Ahavat Israel a considérablement rétréci au lavage de cerveau ces derniers temps. Que la collectivité juive s’est muée en ce groupe-terreur dont parlait Sartre, ce groupe où chacun se révèle être un traître potentiel et que le groupe trouve le ressort de son maintien dans le lynchage (symbolique parfois) du traître. Avant, on aimait les juifs, on pleurait la mort d’un juif, par le simple fait qu’il était juif, en tant que membre de son cercle de solidarité naturelle. Maintenant, il faut d’abord vérifier son CV. Gauchiste ? Traître ? On peut vite sécher ses larmes et manifester sa petitesse. Homosexuel, déviant, pas assez juif, pas assez mainstream ? Trop colon, trop religieux, pas assez ressemblant avec moi ? On peut essayer sans ciller le transfert de culpabilité pour sous entendre que la victime n’était pas si innocente que ça.
 

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À quel moment l’amour du juif, qui permettait l’amour de l’humain, s’est-il mué en soutien militant de ceux qui me ressemblent et pensent exactement comme moi ? À quel moment exactement s’est-on mis un écran entre nos sentiments moraux et notre compassion, pour y insérer des filtres politiques et idéologiques ?
 
Un grand principe de philosophie morale veut que plus ta morale est conditionnelle et détaillée, plus elle est susceptible d’être la manifestation d’un relativisme culturel ou sociétal. En gros, si ta morale ne s’applique qu’aux tiens, qui pensent comme toi, tu limites le champ d’application de ta morale et tu deviens incapable de la rendre universelle, c’est à dire de la présenter comme valable, ou vraie.
 
À ce rythme là de tri du bon juif, de la bonne victime, on se demande pour qui on pourra encore pleurer. Peut-être même pas sur soi-même. On est toujours le traître potentiel de quelqu’un, et de soi-même en premier lieu.
 
Olivia Cohen
 
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NDLR : les commentaires figurant en captures d’écran sont extraits d’un site d’opinion extrémiste juif, qui a conclu sa parution consacrée au Dr. Michael Feige par ces mots : « Qu’il repose quand même en paix… ».
© photos : DR
Article publié le 14 juin 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop

1 Comment

  1. Tout cela à partir d’une simple phrase idiote. Ne dites vous jamais des phrases idiotes? Ne vous est-il jamais arrivé de remplir un vide à l’aide d’une bétise? Les bêtises parsemennt les conversations de nos quotidiens. L’humanisme n’est pas une pose, il commence par la tolérance à la bêtise. Mais vous actez ici le snobisme autosatisfait tout particulier aux codes de la gauche. On humilie l’autre on lui tourne le dos on croit deviner ses sentiments, et on gagne ses galons de tolerance et d’intellectuel dd gauche en le blâmant le plus ouvertement possible.
    Je deteste ce genre de poses, non pas pour le contenu qui est globalement juste, mais pour justement sa manière de se hisser sur un piedestal moral et intellectuel. À partir d’une phrase vous jugez  » un connard » et l’essentialisez avec l’hypothèse initiale que vous lui êtes foncièrement supérieure et que cette phrase malheureuse contient en elle tout ce qui est necessaire et suffisant de connaitre de cette « vague conaissance « . Pas de bénéfice à la bêtise. Non, vois qui êtes cultivée, êtes necessairement mieux que lui et que tant d’autres. Votre blame définitif envers lui n’est donc pas bien risqué et la tolerance nécessaire à tout rapport humain n’est pas un coût qui vaille en l’ocurence. Je doute fort que vous n’ayez jamais pêché, au moins par orgeuil…
    Du début à la fin de cette lecture on ressent cette gêne que l’on peut avoir face au narcissisme de certains qui ne semblent parler de grands sujets que pour s’observer le faire. J’aime pas!
    N’est pas Albert Camus qui veut…

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