Le philosophe Jacques Derrida et l’acteur Gad Elmaleh sont probablement les deux juifs séfarades les plus célèbres outre-atlantique. Si la notoriété aux USA de David Galula, né dans une famille juive tunisienne, est moindre, son ascendance sur la politique militaire aux États-Unis est marquante. Driss Ghali, géopolitologue et auteur de David Galula et la théorie de la contre-insurrection (éditions Complicités), retrace l’histoire du plus influent stratège de La Défense américaine depuis 50 ans, et a accepté de répondre aux questions de Jewpop.
“David Galula est le représentant d’une époque révolue, l’Empire colonial français, qui a permis de naturaliser les juifs du Maghreb et de les relier irrémédiablement au destin de la France”
Alexandre Gilbert : Pourriez-vous nous rappeler dans quel contexte est né David Galula ?
Driss Ghali : David Galula est le représentant d’une époque révolue, l’Empire colonial français, qui a permis de naturaliser les juifs du Maghreb et de les relier irrémédiablement au destin de la France. Il est né à Sfax en Tunisie en 1919, dans une famille juive indigène qui appartenait à la petite bourgeoisie, le grand-père était marchand d’huile d’olive. Naturalisés en 1924, les Galula partent au Maroc deux ans plus tard et s’installent à Casablanca, une ville en ébullition à l’époque, où convergeaient tous ceux qui voulaient se refaire ou faire fortune. David se retrouve au Lycée Lyautey parmi les enfants de colons, de fonctionnaires métropolitains et quelques juifs marocains à peine sortis du mellah. Il décroche son bac en 1938 et part tout de suite à Limoges chez une tante, pour préparer le concours d’entrée à Saint-Cyr.
A.G. : Sa carrière fut-elle compromise par le régime de Vichy ?
D.G. : Et comment ! En 1941, Vichy l’expulse de l’armée et lui retire sa nationalité française. En 1942, il revient au Maroc en qualité d’indigène et se retrouve à Tanger chez un cousin qui lui offre le gîte et le couvert. Il faut noter tout de même que l’armée française (celle de Vichy) a « caché » Galula en le trimbalant d’un point à un autre pour le garder sous la ligne du radar le maximum de temps possible. Il n’a été expulsé qu’en septembre 1941 soit un an après l’abolition du Décret Crémieux.
David Galula à Saint-Cyr en 1939
A.G. : Quel rapport a-t-il alors avec la Phalange africaine et l’Afrikakorps ?
D.G. : À Tanger, Galula devient espion pour le compte d’une branche de l’armée française qui prépare la revanche sur les nazis. C’est un aspect passé sous silence de la Seconde Guerre mondiale : au sein de l’armée restée loyale à Vichy, il y avait des officiers supérieurs qui préparaient, avec les Britanniques et les Américains, un possible retournement contre l’envahisseur nazi. En novembre 1942, c’est l’opération Torch : les Américains débarquent sur la côte atlantique marocaine. Galula descend à Casablanca pour se mettre à disposition des Américains. Les choses prennent du temps et il faut attendre mai 1943 pour qu’il soit réincorporé dans l’armée française commandée par Giraud, il rejoint l’Algérie puis la Corse avant de prendre part à des combats féroces en Méditerranée.
“Galula a candidaté, en cachette, pour prendre le commandement d’une compagnie pendant la guerre d’Algérie”
A.G. : Comment rejoint-il l’armée française pendant la guerre d’Algérie ?
D.G. : Galula a passé deux années très intenses en Algérie (1956-58). Il participe à la guerre d’Algérie volontairement et contre l’avis de son épouse, Ruth Morgan. Le couple venait de passer quatre ans à Hong Kong où Galula était attaché militaire et il était question à l’origine qu’il prenne un poste à Paris au sein de l’État-Major. Il a candidaté, en cachette, pour prendre le commandement d’une compagnie (150 hommes). Sa motivation principale était de tester sur le terrain ses théories de la contre-insurrection qui, en 1956 (date de son arrivée en Algérie), n’étaient que des concepts « abstraits ». Ironie du sort : on lui confie une compagnie qui venait de recevoir une sanction disciplinaire pour avoir commis de graves exactions sur des musulmans dans la région de Rivet (plaine de la Mitidja).
A.G. : Quelle carrière fait-il à l’université de Harvard comme professeur ?
D.G. : À Harvard, Galula est un chercheur associé. Il ne donne pas de cours à proprement parler mais plutôt des conférences en petit comité, à destination d’un public issu de la communauté militaire et du renseignement. Les Américains l’ont invité à Harvard pour le « débriefer » de son expérience algérienne. Nous sommes en 1962 et les États-Unis sont déjà impliqués au Vietnam, les militaires américains sont très impressionnés par cet officier français qui leur dit qu’il est possible de pacifier sans torturer les prisonniers ni bombarder les civils.
“Il faudra attendre l’invasion de l’Irak par G.W. Bush pour que ses idées soient ressuscitées”
A.G. : Quelles furent les applications de sa pensée par l’armée américaine ?
D.G. : Galula meurt en 1967, trop tôt pour « faire école » aux États-Unis, où il a écrit ses deux livres majeurs sur la contre-insurrection. C’est ainsi qu’il n’aura pas son mot à dire sur la conduite de la guerre au Vietnam. Il faudra attendre l’invasion de l’Irak par G.W. Bush pour que les idées de Galula soient ressuscitées.
Le Général David H. Petraeus
A.G. : Pourquoi David Petraeus le ressort-il à ce moment là ?
D.G. : David Petraeus a fait appel aux idées de Galula après la mort de Saddam Hussein, en décembre 2006. En effet, il se voit confier le commandement des forces américaines et de la coalition internationale en Irak en 2007. Petraeus a développé dès les années 1970-80 des convictions fortes concernant la contre-insurrection. Ses idées allaient à contre-courant du consensus établi au sein de l’armée américaine, qui voulait que les soldats donnent la priorité au contrôle du territoire (les points hauts, les nœuds stratégiques, les routes). Lui a très vite compris que la bataille se joue au niveau de la population et que l’armée doit protéger contre les insurgés qui l’intimident voire la terrorisent. Quand on lui a présenté les idées de Galula en 2005/2006, Petraeus a enfin pu trouver un socle théorique solide pour ses intuitions et les enseignements tirés de son expérience personnelle. Les deux, Galula et Petraeus, disent la même chose au fond : il ne sert à rien de contrôler un point haut ou bien le siège d’une préfecture si les quartiers où vivent les civils sont investis chaque soir par les combattants d’Al Qaeda ! Il vaut mieux distribuer les troupes au plus près de la population, c’est-à-dire au cœur des quartiers et des secteurs les plus « chauds ». C’est le seul moyen de retrouver la confiance des civils qui plus tard vont vous indiquer qui est terroriste, qui est sympathisant de la cause ennemie et qui est un simple quidam. Autrement, tous les civils sont des terroristes ou des insurgés : c’est le chemin vers la bavure et la défaite.
A.G. : Pourquoi ce roman picaresque à la fin de sa vie, Les moustaches du tigre ?
D.G. : Les Moustaches du tigre (1965) est un roman léger, écrit dans un style plein d’humour et qui décrit l’histoire d’amour entre un diplomate britannique et une sorte de « geisha » chinoise. Il faut croire que Galula avait plus d’une corde à son arc et qu’il aimait écrire. En cela, il est le digne représentant de son époque où le système éducatif, me semble-t-il, préparait des élites généralistes dotées d’une culture générale solide et non des ultra-spécialistes et des managers comme aujourd’hui.
“S’il y en a qui ont besoin de lire Galula, ce sont les armées et les forces de police au contact des narcos”
A.G. : Existe-t-il une application de la stratégie de Galula en Israël ?
D.G. : À ma connaissance, non. De toute façon, la question en Israël et en Palestine n’est pas d’ordre insurrectionnelle. Elle l’a peut-être été dans le passé, elle ne l’est plus aujourd’hui à mon avis. Sur place, des autorités politiques différentes se font face et fédèrent autour d’elles les populations civiles. La théorie de Galula ne s’applique pas dans ce genre de conflit qui s’apparente, au fur et à mesure que le temps passe, à un conflit régulier entre états constitués ou en voie de consolidation. L’œuvre de Galula est utile dans le contexte où vous avez un groupe émergeant qui « lance une OPA » sur une population dans le but de la soustraire au contrôle du gouvernement légitime. Pensez à ce qui se passe au Sahel, dans la corne de l’Afrique ou même dans certaines franges urbaines de l’Amérique Latine. S’il y en a qui ont besoin de lire Galula, ce sont les armées et les forces de police au contact des narcos, qui ont de plus en plus l’apparence d’une insurrection armée.
Driss Ghali
A.G. : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à lui, vous qui vivez au Brésil ?
D.G. : Galula est un nord-africain comme moi, pour moi il est Marocain même s’il ne s’est jamais senti Marocain. Sa grande générosité et son sens exquis de l’hospitalité me rappellent la grande tradition marocaine de la table. Plus sérieusement, Galula résout un problème qui me semblait insoluble : défaire le terrorisme sans devenir un tortionnaire. C’est le plus grand défi de notre époque à mon avis, car nos démocraties ne savent pas quoi faire devant le djihadisme. Regardez ce qui se passe au Sahel avec l’opération Barkhane : les soldats français ont fait un travail magnifique pour arrêter net les djihadistes en 2012 et cela n’a pas empêché les djihadistes d’affaiblir encore plus les gouvernements locaux et d’avancer sur toute l’Afrique de l’Ouest. C’est la preuve par les faits que ce genre de guerre se gagne en contrôlant la population, c’est-à-dire en faisant une guerre politique et administrative à la fois : la main gauche tape les djihadistes et la main droite reconstruit la gouvernance au niveau des villages. C’est une tâche d’une extrême complexité, dont l’armée française est parfaitement capable à mon avis, mais cela demande d’énormes moyens et des « soft skills » peu communs, le soldat devient en effet un agent du changement social et politique.
Entretien réalisé par Alexandre Gilbert
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Article publié le 24 juin 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop