Du 19 au 25 septembre, le Mémorial de la Shoah et le Musée d’art et d’histoire du judaïsme présentent le cycle cinématographique « Israël, vues d’ailleurs », où sera projeté le documentaire de Chris Marker Description d’un combat, sorti en 1961. Le 15 août 2012, Eric Marty, éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes, choquait en publiant une tribune dans Le Monde : Un moment pétainiste dans la vie de Chris Marker. Il a accepté de répondre aux questions de Jewpop.
Eric Marty
Christian Bouche-Villeneuve, dit Chris Marker
Alexandre Gilbert : Le 14 décembre 1941, les Allemands imposent une amende d’un milliard de francs aux juifs habitant la zone occupée. Pouvez-vous rappeler la fonction de Georges Bouche-Villeneuve, le père de Chris Marker, né Christian Bouche-Villeneuve ?
Eric Marty : Votre question est un peu brutale mais elle me permet de poser un ou deux points de méthode, et dire tout d’abord que je ne suis ni un spécialiste de Vichy, ni de Christian Bouche-Villeneuve, dit Chris Marker. C’est sans doute dommage mais c’est peut-être tant mieux car les spécialistes d’un auteur ont souvent un rapport enfantin à leur objet. La brutalité de votre question m’invite donc à préciser le point de vue qui était déjà le mien lorsque j’ai entamé un travail d’une tout autre ampleur sur Genet et la question juive : la subjectivité extraordinaire de la personne nous oblige par principe à ne pas identifier ses propos, ses choix, ses décisions avec les stéréotypes sociaux auxquels ils peuvent partiellement ou même totalement sembler correspondre. Mais il y a autre chose. Ces subjectivités extraordinaires nous empêchent également de simplifier les situations historiques – non par jésuitisme ou par un souci de relativisation – mais du seul fait que nous les envisageons au travers d’une singularité, et au travers de ce seul prisme. La disproportion entre la mesure prise par les Allemands contre les juifs que vous évoquez (d’ailleurs précédée de beaucoup d’autres, interdictions professionnelles, rafles…) et le jeune homme qu’est Christian Bouche-Villeneuve, le futur Chris Marker, est exemplaire.
Mais, en outre, l’exploration que je mène n’a pas pour objet l’histoire comme processus global, ni même la micro-histoire qui n’est qu’une réduction de la première, même si, évidemment, cette histoire, ces histoires, constituent une partie de mon horizon. Ce qui m’intéresse ce sont les traces individuelles que laisse un sujet, y compris et surtout peut-être celles qu’il a tendance à vouloir effacer ou oublier : ces traces sont immorales ou morales, mais ce que je veux retenir c’est ce que ces traces ou empreintes ont de nécessairement originales. En décembre 1941, Chris Marker a 20 ans passés (il est né le 29 juillet 1921), il vit à Vichy où il a suivi son père, banquier au Crédit Lyonnais et qui travaille désormais pour l’administration pétainiste. Il a commencé en 1940 une licence de philosophie qu’il n’a apparemment pas terminé, et avec son camarade Bernard Pingaud, il s’est déjà essayé à l’écriture littéraire. La biographie de Chris Marker est parsemée d’éléments mythomaniaques (sur ses lieux de naissance par exemple) et de mystères, alimentée par les jeux pseudonymiques, hétéronymiques qui signalent un souci mémoriel… Je pense qu’il serait intéressant d’avoir sur cette époque précise le témoignage de Bernard Pingaud, car si celui-ci parle de manière très profonde, dans son autobiographie Une Tâche sans fin, de ses propres inclinations fascistes de l’époque, il semble épargner celui qui est alors son meilleur ami. Mais on a des traces de Chris Marker au début de l’année 1941, dans le journal de François Sentein, à l’époque le grand ami de Cocteau puis de Jean Genet, celui que Genet appelle « le petit Franz », qui est un sorte de « tout jeune homme de lettres » très typique de cette époque, de culture maurrassienne, qui a participé au journal d’extrême droite Combat et L’Insurgé, où il a côtoyé Maurice Blanchot, il est lié à Pierre Boutang, Roland Laudenbach, Thierry Maulnier, Jacques Laurent, Claude Roy, Maurice Clavel, qui participent tous de cette culture…, il a été animateur des chantiers de jeunesse pétainistes, il sera démis de ses fonctions d’enseignant par l’Épuration à la fin de la guerre. Son journal, réédité par Patrick Mauriès dans les années 80, donne une idée de ce double microcosme qu’est la jeunesse parisienne de l’Occupation, et qu’est le milieu littéraire dont le cynisme – en cette période pour nous terrifiante – laisse rêveur : par exemple l’espèce de décadentisme esthétique, sexuel, moral et, simultanément, l’adhésion au régime du Travail, Famille, Patrie, fascination extrême pour Sade et en même temps soutien total au système. Le 15 février 1941, Sentein parle de Marc Dornier, qu’il semble bien connaître, et qui vient lui proposer de collaborer à une revue – Les Cahiers de la Table Ronde – une « revue de jeunes » – sur le point de paraître.
Chris Marker
Dans les pires couloirs de l’histoire, libido scribendi, la pulsion d’écrire, de publier
Marc Dornier, c’est donc le premier pseudonyme de Chris Marker. Il est décrit comme « tendu » (on comprend « passionné »), mais ce qui frappe, c’est que la démarche de Marker semble être prise dans une sorte de frénésie générationnelle à fonder des revues. Sentein cite plusieurs exemples, tous liés à l’idéologie du régime. On s’agite donc beaucoup en 1941 dans la jeunesse, on écrit. Mais comment ne pas remarquer que les années 1941-1942 sont celles de la parution des chefs-d’œuvre comme Thomas l’obscur de Blanchot, L’expérience intérieure de Bataille, L’Étranger de Camus, Le Parti-pris des choses de Ponge, que suivront de près L’Être et le néant de Sartre ou Monsieur Ouine de Bernanos, et bien sûr Notre-Dame des fleurs de Genet ? Et puis, qui a lu les articles de Blanchot des années qui précèdent la guerre ne peut qu’admettre ce fait scandaleux de la compatibilité entre les propos les plus triviaux sur la juiverie de Blum et des énoncés vertigineux, d’une modernité très radicale, absolue, sur le fait révolutionnaire comme événement pur. Et l’on doit alors intégrer le fait, d’une part, qu’il y a eu une intelligentsia d’extrême droite extrêmement audacieuse, qui explique que le parti de Maurras ait pu s’autoproclamer le parti de l’intelligence, mais aussi qu’individuellement, des subjectivités puissent errer, parfois longuement, dans les pires couloirs de l’histoire, comme des aveugles guidés par la seule et pure libido scribendi, la pulsion d’écrire, de publier.
A.G. : Qu’est-ce que La Revue française : Cahiers de la Table Ronde ?
E.M. : C’est donc le titre de la revue que Chris Marker fonde en 1941 à Vichy avec son ami Bernard Pingaud, qui n’aura que deux numéros, le premier daté de juillet-août 1941, le second de novembre-décembre. L’inscription dans l’idéologie de la Révolution Nationale lancée par Pétain ne fait pas de doute, ne serait-ce que par les trois parrainages qui ouvrent le premier numéro : Jean Borotra, grand tennisman mais aussi croix-de-feu, commissaire général à l’Éducation et aux sports à Vichy, le commandant Navarre, membre de la Cagoule, proche du Parti Populaire Français (PPF) de Doriot, et enfin le pianiste Alfred Cortot, très proche du régime dont il est l’un des sympathisants. Les propos liminaires qui présentent la revue confirment évidemment cette orientation puisqu’il s’agit de « contribuer par la pensée et par l’action, à l’œuvre du Redressement français », et Chris Marker réfute par exemple le fait de personnifier la France par une femme «c’est-à-dire un être passif » alors que selon lui «les grandes caractéristiques de la race sont marquées de dynamisme, d’activité de pensée et de fait » : si l’on tient, ajoute-t-il, à faire de la France un être, il faut alors « que ce soit un homme ». Marker d’ailleurs revendique explicitement son soutien à la « Révolution nationale ». Le sous-titre « Les Cahiers de la Table Ronde » sont dans l’inspiration médiévale, gnostique, du Graal et des mythes des ordres de chevalerie très récurrents dans l’imaginaire d’extrême droite de l’époque. À cette revue sont associés des cycles hebdomadaires de conférences culturelles à Vichy qui ont lieu le mercredi.
Les numéros eux-mêmes sont très hétérogènes. Chris Marker y publie même son père, Georges Bouche-Villeneuve, pour un article « Vers la révolution bancaire », des textes politiques sur « la vie sociale », « Pour une politique impériale de la France », et beaucoup d’articles culturels sur Péguy, Patrice de la Tour du Pin, Le Grand Meaulnes, et même un texte de Marcel Beaufils, le futur grand musicologue spécialiste de Schumann sur « Le nègre et sa musique » qui, quoique très « racialiste », conclut de manière favorable pour le jazz : « Le Jazz, si vous passez sur sa violence et sa drôlerie et l’écoutez avec amour, c’est l’éjaculation prodigieuse d’une semence non refoulée. C’est la flamboyante tragédie du destin noir. » Un élément doit nous retenir et nous amener à saisir donc cette part subjective propre à Chris Marker dans cette aventure, et qui éclaire également l’histoire culturelle globale, c’est le nom de Bergson. D’abord dans un article de Jean Lescale, l’helléniste, « Notes sur Bergson » du premier numéro, mais surtout dans la référence qui est faite par Chris Marker lui-même à Bergson dans le temps même où il proclame son adhésion à la Révolution nationale : « Nous sommes en temps de Révolution Nationale, c’est-à-dire en un temps où tout doit correspondre aux critères de volonté et de dynamisme. Adopter une position statique en ce moment, est un acte anticonstitutionnel […] Notre état d’esprit se trouve tout entier dans une formule de Bergson, formule jeune, s’il en fût : « Je ne connais qu’un moyen de savoir jusqu’où l’on peut aller : c’est de se mettre en route et de marcher. »
Passer par Bergson; le “plus français des israélites”, pour trouver sa place à Vichy
La citation est connue ; elle est extraite d’une conférence de 1911 (« La conscience et la vie ») reprise dans L’Énergie spirituelle (1919). Ce qui est fascinant, c’est que la référence à Bergson est à la fois un acte fort mais nullement une provocation, dans la mesure où toute une part du bergsonisme (l’élan vital, l’agir, l’antirationalisme) a depuis longtemps déjà été intégrée aux doctrines de certains pans de l’extrême droite que le positivisme de Maurras laisse totalement froid. Quelqu’un comme Gilbert Maire, collaborateur, lié au régime de Vichy a écrit, sur le « plus français des Israélites », un Bergson mon maître évidemment tout à fait enthousiaste, et René Gillouin, doctrinaire de la Révolution Nationale, publie également La Philosophie de Bergson. Voilà la trace markerienne : passer par Bergson pour trouver sa place à Vichy. Il n’y en a pas d’autres. Après ce second numéro, on ne sait pas très bien ce que devient Chris Marker. Un séjour en Suisse à partir de quoi il rejoint la Résistance ? C’est ce que disent les biographies. Mais il demeure tout de même une trace ultime, c’est la publication dans Profil littéraire de la France en avril 1943 d’un poème « Variation sur un silence », sous-titré « extraits de Chants pour une planète morte », qui commence ainsi : « Pourpre romance et rouge belle/ Antienne d’un ciel perdu/ Qu’égrène d’or le doigt tendu/ Du baladin des chanterelles/ Et des arpèges entendus. » Dans ce poème, seules les nombreuses références à la poésie médiévale et à la « ronde table » le relient aux années précédentes, ainsi bien sûr que la signature : Marc Dornier. La présence de Jacques Prévert, Ribemont-Dessaignes, Joë Bousquet, au sommaire de la revue laisse supposer en effet l’éloignement de Chris Marker par rapport au monde de Vichy.
Affiche du film Olympia 52′ de Chris Marker
A.G. : : Son documentaire sur les Jeux Olympiques d’Helsinki, Olympia 52′, est-il un clin d’œil assumé au documentaire de Leni Riefenstahl sur les JO de Berlin de 1936 ?
E.M. : Olympia 52’ est le premier film de Chris Marker, apparemment plus ou moins délaissé par lui, mais qui est un objet exemplaire. Doublement. D’une part, il me semble qu’il est l’anti Riefenstahl, en ce sens qu’il est totalement à l’écart du formalisme radical de Leni Riefenstahl, qu’il est plus soucieux du désordre et du mouvement que des lignes, des oppositions formelles, de la virtuosité scopique de la « modernité » nazie. Il y a une humilité très touchante dans la manière qu’a Marker de filmer, et qui ne s’explique pas seulement par le fait qu’il n’avait pas d’accréditation pour des prises de vue directes à partir des pistes du stade. Mais il est exemplaire aussi dans le logique de ce qui précède. Car d’où vient l’organisme Peuple et culture associé alors à la production et à la fabrication de ce documentaire et dont le manifeste de naissance date de 1945 ? Qui sont Joffre Dumazedier et Bénigno Casérès qui participent à sa réalisation ? Eh bien on retrouve alors le scénario markerien, celui de Marc Dornier. En effet, ce « réseau d’éducation populaire » lié à la revue Esprit mais aussi au mouvements culturels du Parti Communiste, émane directement d’Uriage, de l’école des cadres d’Uriage créée par le régime de Vichy en septembre 1940, dans le cadre de la Révolution Nationale, dans l’esprit de cet élitisme technocratique. Et en effet, il y a une élite intellectuelle qui prête à s’engouffrer dans ce projet, Hubert Beuve-Mery le futur fondateur du Monde, Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach fondateurs d’Esprit, et donc Joffre Dumazedier. Bien entendu, Uriage prendra ses distances par rapport à la radicalisation idéologique de Vichy, mais, l’important n’est peut-être pas là.
Sa participation à la Résistance reste controversée
Ce qui est troublant, c’est que l’idée d’intelligence, de modernité, d’action, de refondation culturelle du pays, bref que l’idée même de Révolution nationale, malgré les mesures ignobles prises très vite contre les juifs, et les complaisances immédiates à l’égard des activistes fascistes, à l’égard du nazisme, ait attiré tous ces gens brillants jusqu’assez tard puisque Uriage est dissout par Pierre Laval en décembre 1942. Certains de ses participants entrent dans la Résistance peu de temps après. Il s’agissait pour Pétain de créer un corps d’élite administratif chargé de reconstruire la France… on peut dire que bon nombre de ses membres assumeront cette fonction pour l’autre camp à la Libération. On ne sait pas très bien ce que Chris Marker fit après avoir quitté Vichy, sa participation à la Résistance reste controversée mais je suis en tout cas persuadé qu’il a connu les futurs fondateurs de Peuple et Culture à l’époque d’Uriage par ce réseau, et que c’est aussi par là qu’il a été associé très vite après la guerre, à la revue Esprit et aux éditions du Seuil auxquelles elle était liée. Il y a des équivalents d’Uriage dans d’autres domaines qui illustrent la volonté intellectuelle et culturelle de Vichy, comme « Jeune France » qui regroupe les artistes, là encore dans un projet de « rénover » la création artistique et culturelle, et qui est dirigée par le compositeur Pierre Schaeffer. On y retrouve Paul Flamand futur fondateur des éditions du Seuil, le peintre Bazaine, Jean Vilar, Claude Roy, Maurice Blanchot… Jeune France connaitra le même destin qu’Uriage et sera dissout en mars 1942. Mais là aussi, on peut peut-être voir dans ce mouvement les futurs éléments constitutifs de la politique culturelle de la France des années 50 et 60 qui impliquent une intervention très forte de l’État.
Alain Resnais et Chris Marker
A.G. : Comment se retrouve-t-il assistant sur le tournage de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais ?
E.M. : A-t-il participé au tournage ? Il me semble qu’il a surtout travaillé sur l’adaptation du texte de Cayrol (qu’il connaissait très bien) aux images montées par Resnais. Mais Resnais par ailleurs était lié lui aussi au mouvement Peuple et Culture. Donc il y avait deux biais. Deux types de relations. Je crois que l’expérience qu’a faite Marker à ce moment-là a été décisive pour la conception de La Jetée qui sort dix ans plus tard. Au-delà du thème de l’extermination, de la destruction, il y a eu, j’imagine pour Chris Marker, un apprentissage bouleversant du jeu entre texte et image, du rôle de l’image fixe dans le cinéma et de la voix off.
Giraudoux et la “pénétration ashkénaze” de l’Europe
A.G. : Pourquoi Chris Marker publie-t-il un livre sur l’auteur collaborationniste Jean Giraudoux en 1952 ?
E.M. : En effet, c’est une question très importante. Maurice Blanchot, qui a tant de points communs avec Chris Marker et en premier lieu, une politique très concertée de l’effacement de leur image, de toute image d’eux-mêmes, ne reviendra jamais sur son enthousiasme à l’égard de Giraudoux, extrêmement présent avant et pendant la guerre (« sa perfection insoutenable », « son goût de l’Unique »). La décision de Chris Marker de publier en 1952 une monographie sur Giraudoux est étonnante et singulière. Ce Giraudoux totalement occulté aujourd’hui et dont, seul, parmi nos contemporains, Jean-Claude Milner a su dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique pointer l’importance comme sujet français, comme sujet européen aussi, comme celui dont la conscience européenne s’est brisée sur l’énigme qu’était pour lui la pénétration juive (il dit “ashkénaze”) de l’Europe.
Le livre de Chris Marker est passionnant parce que problématique. Il faut noter qu’il est tout à fait à l’écart de la Modernité critique contemporaine, celle du Degré zéro de l’écriture de Barthes, de L’Espace littéraire de Blanchot ou du Saint-Genet de Sartre. C’est un livre entièrement tourné vers le passé et où le portrait de Giraudoux est le chevalet d’un autoportrait. Marker trouve précisément en Giraudoux un maître dans la capacité à fausser sa biographie, à produire des fausses pistes et dévorer qui voudrait la mettre à la lumière. Il est à ce titre significatif qu’en note de la première page qui s’intitule « Giraudoux 52 » (comme son Olympia), Chris Marker écrive à propos du « nous » qu’il emploie : « Quand je dis ‘nous’, je parle des garçons de ma génération (vingt ans en 40) et particulièrement de ceux qui ont bien tourné, qui pensent comme moi. », tout comme, plus signifiant encore, cette étrange provocation quand il écrit plus loin : « Le boursier Giraudoux, portait la veste de ratine bleue de l’État, l’étoile jaune de la pauvreté. »
C’est vraiment le livre antimoderne par excellence. La question de ceux qui ont eu 20 ans en quarante et qui admirèrent Giraudoux revient sans cesse, sous la forme d’une « intimité des vingt ans », de ces « souvenirs personnels » de la drôle de guerre, où Giraudoux est appelé au commissariat à l’Information, et où alors « l’Ennemi » est nommé : le mensonge auquel Marker avoue avoir préféré le discours d’Hector de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, c’est-à-dire le discours pacifiste. Ce qui me frappe, c’est la manière qu’a Chris Marker de poser Giraudoux comme une figure de Maître, mais d’un maître auquel la fidélité qui est due ne peut plus se dire qu’au passé, et donc sous la menace d’une forme de péremption. Et c’est peut-être par le fait que sa parole soit une parole menacée que Marker peut être d’autant plus absolu dans son admiration. C’est peut-être pour cela qu’il ne concède rien aux contestations, aux critiques dont Giraudoux est l’objet. Il peut alors donner à l’œuvre de Giraudoux la plus radicale des mesures : « la vérité absolue ». Il est frappant que Marker se fasse véhément par rapport aux accusations de « fascisme » qui en effet pèsent sur Giraudoux, et que pour y répondre, son argumentation soit elle-même en résonance avec une tonalité pour le moins fragile : « Dans la mesure où l’on situe le fascisme, avec ses variétés d’action, dans une maladie de l’esprit, tout Giraudoux s’oppose à cette idée et témoigne de sa santé. » En effet quel mot plus que le mot « santé » a été l’antienne des fascistes ? La France et le Giraudoux dont Marker fait l’éloge sont peut-être d’autant plus dignes d’admiration qu’ils sont forclos, et que cette forclusion propre au réel de l’histoire est ce qui lui permet de s’enchanter encore de l’aurore giralducienne : cette aurore qui ne se lèvera plus jamais ou qui demeure à jamais sur le point de se lever.
“L’humour est la politesse du désespoir”, Chris Marker
A.G. : Est-ce à cette époque qu’il invente l’aphorisme « L’humour est la politesse du désespoir » ?
E.M. : Oui. Et c’est grâce au très regretté Dominique Noguez, mort récemment, qu’on a pu authentifier l’auteur de ce très bel aphorisme qui avait été attribué à bien d’autres (de Wilde à Vian…). Dans son livre La Véritable origine des plus beaux aphorismes (2014), il nous livre une minutieuse enquête qui aboutit sans aucun doute possible à Chris Marker, celui du début des années 50, puisque l’aphorisme apparaît sous son nom et sous cette forme « L’humour : la politesse du désespoir » dans le revue La Nef de décembre 1950-Janvier 1951. C’est évidemment un aphorisme très brillant qui en effet aurait pu être inventé par Oscar Wilde ou par Marcel Duchamp. Ce qui est significatif, c’est de trouver dans le Giraudoux qui est donc contemporain, une sorte de reprise commentée de l’aphorisme : « Cette politesse de l’esprit qu’est la légèreté dans les choses graves risque de masquer ce sérieux même. »
Hélène Châtelain dans La Jetée de Chris Marker
A.G. : En 1962, il réalise La Jetée, photo-film post-apocalyptique aux teintures toujours très expressionnistes. Comment Terry Gilliam écrit-il son adaptation pour réaliser L’armée des douze singes avec Brad Pitt ?
E.M. : À vrai dire, mon goût pour La Jetée est si fort qu’il m’a éloigné de toute curiosité pour L’armée des douze singes que je n’ai pas vu et sur lequel je n’ai pas la moindre idée. C’est un film extrêmement impressionnant qui n’a pas seulement inspiré Terry Gilliam, mais toute la science-fiction jusqu’à des œuvres sans prétentions esthétiques comme par exemple Terminator que j’aime beaucoup, avec la photo de la femme, la femme d’une autre temporalité, la femme essentielle dans les deux films, mais qui renvoie aussi par exemple à Nadja qui est aussi un « photo-roman », admirable appellation que Marker donne à son œuvre. Il y a peu de films qui me touchent autant que La Jetée, dont j’aime tout, la lumière, la brièveté, certaines phrases (« Ce sophisme fut accepté comme un déguisement du destin »), toutes les images… Je ne crois pas que Barthes en ait eu vraiment connaissance pour concevoir La Chambre claire. Pour ma part, j’ai écrit ce que je préfère appeler des photo-fictions comme Les Palmiers sauvages ou L’Invasion du désert dans une sorte d’amnésie étonnante de l’existence de La Jetée.
Entretien réalisé par Alexandre Gilbert
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La bande annonce du documentaire de Chris Marker Le dernier combat (1961)
© photos : DR
Article publié le 19 septembre 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
Interview passionnante ! Merci Jewpop, vous lire est un régal, tant côté humour que culture !
Passionnant et fascinant, pour moi qui ait travaillé – superficiellement – sur l’école d’Uriage à travers le prisme d’un cinéaste amateur gravitant dans cette orbite avant sa dissolution de 1942. Fascinant parce que vous mettez des mots sur 3 photos prises en mai 2005, au festival de Cannes, dans un état de sidération prolongée que je n’ose nommer « transe artistique ».
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