Si le public français connaissait surtout Carl Reiner pour son rôle de Saul Bloom, vieux cambrioleur spécialisé dans l’usurpation d’identité dans la saga des films Ocean’s Eleven, le comédien, qui s’est éteint lundi à l’âge de 98 ans, fut l’un des piliers de l’humour juif et de la comédie américaine avec son complice et meilleur ami Mel Brooks. Une amitié de 70 ans, dont les deux hommes révélaient les réjouissants secrets de longévité lors d’une récente interview accordée à The Guardian.
En 2019, la journaliste anglo-américaine Hadley Freeman se rendait à Beverly Hills pour interviewer deux géants de l’humour juif américain, Mel Brooks et Carl Reiner. C’est dans la maison de ce dernier qu’elle recueillit les confidences des deux amis, qui se retrouvaient depuis des années chaque soir pour dîner devant le jeu télévisé Jeopardy!. Une interview hilarante et émouvante, à l’image de ces deux génies comiques, dont Jewpop vous présente des extraits.
Kirk Douglas et Carl Reiner
«L’endroit est merveilleux, j’y trouve de l’amitié, de l’amour, et surtout j’y mange gratuitement ! Les repas gratuits, c’est très important, vous savez… » me sort Mel Brooks tandis que nous attendons Carl Reiner dans son antre. Sa voix est un peu plus rauque qu’elle ne l’était autrefois, mais sa rondeur caractéristique reste entière, note la journaliste, qui précise que Brooks connaît bien cette maison parce que Reiner, 97 ans, y habite depuis 60 ans. Gene Kelly était son voisin, Kirk Douglas vivait à proximité. Brooks – un gamin de 93 ans – se souvient parfaitement de la date à laquelle Reiner a emménagé ici. Leur amitié est antérieure à cette maison : ils sont les meilleurs amis au monde depuis 70 ans.
«Robbie avait l’habitude de s’asseoir dans les escaliers, regardant à travers la rampe, quand nous écrivions les sketches de 2000 Year Old Man (NDLR : célèbre show télévisé créé par Reiner et Brooks dans les années 50, dans lequel ce dernier incarne un homme âgé de 2000 ans, s’exprimant avec un fort accent yiddish de Brooklyn, à qui Reiner pose des questions absurdes sur la vie quotidienne. Le show connaîtra un immense succès sur le petit écran dans les années 60).
«Je disais à Robbie : Tu devrais dormir ! Mais il restait assis là…» raconte Brooks. (Robbie, aka Rob Reiner, fils aîné de Carl, réalisateur de Quand Harry rencontre Sally, et toujours son “bébé” à 72 ans). «J’ai plus de 42 000 enfants et aucun d’eux ne m’a jamais rendu visite !» était l’une des vannes-kvetch typiques de l’humour pratiqué par Reiner et Brooks dans le show. Les deux produiront 5 albums de leurs sketchs extraits de 2000 Year Old Man, remportant un Grammy en 1998. Brooks avait l’habitude de dire, sur le ton de la plaisanterie, que lorsqu’un de ses films ne marchait pas, il vivait grâce aux royalties de ses disques enregistrés avec Reiner.
Hadley Freeman note qu’entre Le Shérif est en prison, Les Producteurs, Frankenstein Jr., The Jerk, Les Cadavres ne portent pas de costards, L’homme aux deux cerveaux, This Is Spinal Tap, Quand Harry rencontre Sally… La maison de Carl Reiner fut le spot du meilleur de la comédie américaine de ces 50 dernières années. Lorsque Carl Reiner arrive dans le salon, la journaliste souligne la fragilité de cet homme de 97 ans, qui se déplace difficilement, mais a conservé toute sa vivacité d’esprit. «Qu’est-ce qui se passe ici ?», dit-il à Mel Brooks, qui lui répond «C’est une journaliste de The Guardian. Le journal n’appartient pas à Rupert Murdoch, elle peut écrire ce qu’elle veut !». Le ton est donné pour la suite de l’entretien…
«Raconte-lui comment on s’est rencontrés», enchaîne Mel Brooks avec le regard malicieux de l’enfant qui connaît l’histoire par cœur, mais se délecte de l’entendre une nouvelle fois. «Je m’en souviens très bien. C’était en 1950… », commence Reiner. Brooks et Reiner sont tous deux nés à New York, enfants d’immigrants juifs de la deuxième génération. Hadley Freeman souligne que ce sont ces enfants d’immigrants juifs qui ont contribué à l’émergence la comédie juive américaine, avec ce mélange d’humour désespéré, d’autodérision et de vannes absurdes.
Reiner saute du coq à l’âne : «Mon père avait inventé des horloges fonctionnant sur piles et il s’est dit qu’il allait faire fortune avec ça !» explique-t-il, pointant du doigt une horloge à piles sur une table basse, à peine visible parmi les dizaines de photos de famille couvrant des décennies . « Mais la guerre a éclaté, les Allemands ont volé son brevet et ils ont inondé le marché.» «Alors on a vraiment perdu la guerre !» réplique Mel Brooks avec un sens du timing parfait.
Pourquoi pensent-ils que tant de comédiens étaient – et sont – Juifs ? «Eh bien, lorsque nous avons commencé, il n’y avait pas beaucoup d’emplois pour les Juifs. C’était soit travailler dans la confection, soit le sport ou la comédie» explique Mel Brooks. «Je pense que les Juifs étaient naturellement drôles parce qu’ils étaient en bas de l’échelle, alors ils se moquaient de ceux arrivés au sommet», poursuit Carl Reiner. «Ah oui, c’est ça ! Carl est très rapide pour grimper les échelles. Il va avoir 98 ans en mars et il est plus rapide que quiconque» réplique Brooks.
Carl Reiner et Mel Brooks dans le show 2000 Year Old Man
Reiner et Brooks se sont rencontrés en travaillant sur le show tv de Sid Caesar, Your Show of Shows, qui accueillera également comme auteurs Neil Simon et, plus tard, Woody Allen. «Je n’oublierai jamais ce jour. J’arrive sur le plateau et j’entends ce type dire “Je suis un pirate juif. Vous savez combien il faut dépenser pour les voiles en ce moment ? 33,72 $ le mètre de tissu ! Je ne peux plus me permettre de violer et de piller !” Je me suis dit mais qui est ce gars ?» raconte Reiner, les yeux écarquillés. «Ce mec est l’être humain le plus drôle de la planète !» «Oh, n’exagère pas…», se moque Brooks «Peut-être le troisième.»
Anne Bancroft et Mel Brooks
«Et puis nos femmes s’adoraient. Ce qui tombait bien parce qu’on s’adorait aussi !» explique Mel Brooks. «La meilleure chose qu’a fait Mel dans sa vie, c’est d’épouser une fille nommée Anne Bancroft» poursuit Carl Reiner. «Oui, c’est vrai…» répond Mel Brooks avec un voile de tristesse dans les yeux. Il raconte leur rencontre un 5 février 1961, alors que la comédienne répète sur le plateau du show tv de Perry Como. Brooks a le coup de foudre et hurle des coulisses «Anne Bancroft, je vous aime !» La comédienne interloquée, ne voyant pas qui l’interpelle, demande «Mais qui êtes-vous ?». S’ensuit une réplique surréaliste : «Je suis Mel Brooks !», «Ah, j’ai votre disque 2000 Year Old Man !» Les deux ne se quitteront plus, jusqu’au décès d’Anne Bancroft, morte d’un cancer en 2005. Mel Brooks se souvient de sa difficulté à vivre alors sans elle, s’isolant, jusqu’à ce que son meilleur ami lui redonne le goût de la vie.
«Partager son repas avec Carl, c’est le meilleur des remèdes !» Estelle, l’épouse de Carl Reiner, était une «fantastique chanteuse de jazz» raconte ensuite son mari. Son fils Rob lui offrira l’une des répliques cultes de Quand Harry rencontre Sally, dans la fameuse scène de l’orgasme simulé au restaurant et sa chute imparable. C’est Estelle Reiner qui s’adresse au garçon venu prendre sa commande et lui dit I’ll have what she’s having (je prendrai la même chose qu’elle). Le couple vécut une histoire d’amour de 64 ans, jusqu’au décès d’Estelle en 2008.
Estelle et Carl Reiner, Mel Brooks et Anne Bancroft
Outre dîner ensemble tous les soirs, Brooks et Reiner ont une vie sociale intense, bien plus intense que celle de personnes ayant le tiers de leur âge, raconte la journaliste. La date initiale de son rendez-vous a du être modifiée car Brooks et Reiner se sont rendu compte qu’à la même heure, ils devaient recevoir l’acteur Nathan Lane, tandis qu’elle remarque que son arrivée suit la visite de l’acteur Alan Alda… Mais, note-t-elle, quand on devient nonagénaire, le cercle d’amis se réduit comme une peau de chagrin. Quelques semaines avant son entretien, l’un de leurs proches amis, le scénariste Buck Henry, auteur du show parodique policier Get Smart et du scénario du film Le Lauréat, dans lequel Anne Bancroft tenait la vedette aux côtés du jeune Dustin Hoffman, disparaissait à l’âge de 89 ans. Mel Brooks déplore aussi la perte, deux ans plus tôt, de son ami Tom Meehan, coscénariste de Frankenstein Jr. et des Producteurs. «C’était un pur plaisir de travailler avec lui !», ajoutant en souriant «Et il n’était même pas Juif !»
Brooks et Reiner pensent alors à leurs amis disparus : Gene Wilder, bien sûr, et Zero Mostel, mais également au moins célèbre Ronny Graham, qui fit des apparitions dans de nombreux films de Mel Brooks. Mais les souvenirs burlesques reprennent le dessus sur la nostalgie. “On voulait écrire une comédie musicale sur Napoléon, mais en fait on a écrit une seule chanson…” se souvient Brooks. “C’est une super chanson ! Récite-lui les paroles !” enchaîne Reiner. Il n’en faut pas plus pour que Mel Brooks se mette à entonner avec une voix suraigüe “Battez en retraite ! Battez en retraite ! Lâchez vos épées et courez ! L’ennemi est proche, fuyez, courez ! Vous vivrez pour combattre un autre jour ! Battez en retraite !” tandis que Carl Reiner s’émerveille “Quelle verve, n’est-ce pas ?”
Carl Reiner, sa fille Annie et Mel Brooks
Dans le show 2000 Year Old Man, le personnage incarné par Mel Brooks explique le secret de sa longévité : éviter les aliments frits et l’avion. Si Brooks et Reiner ne sont pas arrivés jusqu’à l’âge de 2000 ans comme le héros de leur show, leurs âges cumulés totalisent presque 200 ans… Alors quel est leur secret, leur demande la journaliste. «Manger ici», réplique immédiatement Brooks. «Avoir des enfants et des petits enfants merveilleux» répond Reiner, qui ajoute que le secret d’une longue vie, c’est «d’avoir quelque chose à faire en se levant le matin». Et ces deux hommes sont la preuve vivante de cette maxime, note la journaliste. Brooks s’est récemment investi dans le projet d’une soirée spéciale de la chaîne HBO dédiée à sa carrière. “Avez-vous les DVD ?” demande-t-il. Hadley Freeman suppose alors qu’il fait référence à cette soirée spéciale. Mais il s’avère qu’il parle d’un coffret de films d’Anne Bancroft qu’il vient de sortir . «Je vais m’assurer que vous les obteniez», promet-il.
Carl Reiner et ses scrunch
Reiner, quant à lui, vient de publier ses 19e et 20e livres. Connus comme ses livres «chiffonnés», ils présentent des photos de célébrités et des reproductions d’œuvres d’art célèbres, mais froissées, et vous devez deviner de qui ou de quoi il s’agit. Reiner lui-même y figure, et son nom est présenté comme «le mari d’Estelle, Carl». Je pensais, dit la journaliste, que ces livres étaient l’œuvre d’un fou quand je les ai découverts, mais de retour à mon hôtel, je ne pouvais m’arrêter de jouer au jeu de scrunch de Carl Reiner.
La routine du soir de Reiner et Brooks est immuable : ils s’assoient et parlent de « tout », puis dînent devant l’écran de télévision king size de Reiner pendant qu’ils regardent Jeopardy! Ça ressemble à une très belle vie, et ça l’est. « Je ne pense pas avoir jamais eu un meilleur ami que Carl » dit Brooks. « Mon Dieu, l’idée d’être sans lui – le monde serait trop sombre ! » dit Reiner, et le visage de Brooks s’assombrit alors un peu, comme s’il envisageait trop clairement un monde sans Carl Reiner, qui pose alors sa main sur la sienne.
Entretien de Hadley Freeman réalisé en 2019 pour The Guardian, adapté de l’anglais par Alain Granat pour Jewpop.
© photos : DR
Article publié le 1er juillet 2020. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 The Guardian / © 2020 Jewpop
Super article, drôle et émouvant ! Merci jewpop !
Quelle epoque formidable avec tant d’immenses talents, de vrais personnages exceptionnels qui nous ont offerts des moments magnifiques de rêve, d émotion et de rire…
Ils me manquent tous au quotidien ….
Merci a Jewpop, je me suis delectée de votre article et de son extrait d’emission de tv des années merveilleuses americaines,
je suis toute nostalgique….
Qu Hachem repose l’ame de tous nos etres aimes…