« Il faut que la peinture serve à autre chose qu’à la peinture »
(Matisse)
Au temps presque mythique de l’École de Paris, vous savez, ce début du XXème siècle où des artistes étrangers venaient trouver en France une relative stabilité économique et échapper à la répression politique de leurs pays d’origine ; vous savez, cet âge d’or de la IIIème République, où la différence était vécue comme une richesse, où l’on accordait quelque liberté de conscience et de choix à chacun ; vous savez, cette époque glorieuse où la France tendait ses bras, bon gré mal gré certes (ah, l’Action française et ses « bons nés » ou « mal nés »), mais savait les tendre ; en ce temps presque mythique, être artiste signifiait être libre. Libre des académismes, libre de créer dans le bouillonnement des couleurs, des mouvements de son inspiration pour, à son tour, faire École et devenir Maître.
C’est en ces temps presque mythiques, que d’aucuns de nos contemporains verraient comme troublés (quelque nostalgique de l’ordre établi, un conservateur, peut-être ?), que Marc Chagall amorce l’œuvre que l’on sait et sur laquelle tant pourrait être écrit.
Car, ceux qui ont vu ses toiles savent qu’elles sont peuplées d’un bestiaire fabuleux, de couples qui volent par-dessus les toits, d’explosions de couleurs, du soleil noyé dans son sang qui se fige : ils sont sans doute poètes.
Ceux qui savent écouter le mystère jureraient que, même privées de parole – surtout, privées – elles murmurent des secrets qui font échos à nos rêves.
Ceux qui, avides d’analyses sur l’homme plus que sur l’œuvre (mais les deux sont-ils séparables ?), ont pu les étudier, témoigneront de son inquiétude, de ses élans vers Dieu, vers son épouse, en un mot, des débordements de son âme.
Cette multiplicité de regards sur un seul homme, une seule œuvre, est restituée avec pertinence par les éditions Avant-Propos, en collaboration avec le Musée des Lettres et Manuscrits, qui ont convié six auteurs, six historiens de l’art, à partager leurs visions complémentaires.
C’est avant toute chose un très bel objet que ce « Marc Chagall, des rêves aux souvenirs », et à l’heure de l’ebook, l’imprimerie prouve que la sensation d’un livre papier dans des mains ne peut pas encore être imité par les liseuses numériques.
Sans doute exprimé-je une opinion conservatrice, mais je préfère l’odeur de l’encre à celle du silicium, et j’ai plus de plaisir à palper qu’à regarder seulement.
Aussi, ce livre ne se contente-t-il pas d’être beau, de reproduire certaines célèbres œuvres du peintre, ce qui était attendu comme un minimum. Il révèle aussi ses liens et ses influences, son indépendance vis-à-vis des académismes, son désir simple de peindre au-delà des théories et des classifications rigides.
Car, éloigné des batailles agitant les mouvements artistiques, Chagall trace une route qui lui est propre tant elle illustre ses questionnements personnels.
Et au fil de la lecture, on ne peut que penser à la Renaissance italienne, moment de l’Histoire où le peintre en imposait au philosophe (notamment Léonard De Vinci et ses concordances macrocosme/microcosme dans « la Sainte Anne » ou « l’homme de Vitruve »).
Dès lors, plus que l’art pour l’art et sa technique créatrice, le monde redevient la préoccupation ultime de l’artiste. De là, émerge dans son travail une tension à la fois métaphysique (par exemple, l’un et le multiple avec son usage de la lithographie) et mystique avec le hassidisme : « l’œuvre de Chagall semble montrer un amoureux de l’idée de Dieu, anxieux de trouver en toute chose un reflet du miracle de la Création ».
De ce débordement créateur, l’on comprend la multiplicité de regards, les différentes influences vers un point convergeant, celui désignant un homme bon et fraternel, préoccupé du devenir des hommes, car la création est avant tout acte de bonté pure.
Jonathan Aleksandrowicz.