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Les penchants de Marc Chagall : de l’art à la chair… française

10 minutes de lecture

 

On croyait bien connaître Marc Chagall. Et pourtant, savait-on qu’il avait rédigé sa première autobiographie (Eygens) en yiddish vers l’âge de 35 ans ? Que celle-ci avait paru dans plusieurs numéros de la revue littéraire Di Tsukunft (L’avenir) de New York en 1925 ? Que l’auteur y rapporte, parmi d’autres, certains élans de jeunesse à l’égard de la culture et de la société française qui demeuraient en partie inaccessibles pour le lecteur francophone ? Véritable percée dans son imaginaire, ce texte teinté d’onirisme, à l’image de ses tableaux où s’imbriquent couleurs éclatantes, bestiaires multiformes et personnages en apesanteur, révèle certains penchants de l’artiste qui avaient été passés sous silence jusqu’à présent.

 

En décembre 2015, en tant que chercheuse boursière au YIVO, l’Institute for Jewish Research à New York, le tapuscrit de l’autobiographie de jeunesse de Chagall a attiré mon attention. En comparant ce texte avec la version française qui est disponible depuis 1931 sous le titre Ma vie, j’ai relevé, avec l’aide des archivistes et de chercheurs, des différences importantes entre les deux textes1. D’entrée de jeu, cette situation m’a incitée à entreprendre avec Pierre Anctil, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa, une nouvelle traduction de l’autobiographie de jeunesse du peintre de renom, la première réalisée directement du yiddish vers le français. La publication récente de celle-ci sous le titre Mon univers. Autobiographie de Marc Chagall a le mérite de rétablir certains passages liés à l’érotisme et à la culture juive. À titre d’exemple, l’extrait suivant, qui avait été supprimé dans la traduction de 1931, rend compte d’un penchant avoué, chez le peintre, à « goûter la chair française », d’une part, et d’autre part, à conspirer contre la tradition de la République.

 

Chantal Ringuet

 
 

 

*

Pendant un certain temps, j’ai occupé un atelier à Montparnasse. Puis, j’ai déménagé dans un atelier modeste, mieux adapté à ma situation, qui se trouvait à La Ruche. C’était le nom donné à une centaine d’ateliers entourés de petits jardins et d’abattoirs municipaux, et où vivait la bohème artistique provenant de tous les pays. À cette époque, pendant qu’un modèle sanglotait dans les ateliers russes, on entendait des chansons et la mélodie des guitares dans les ateliers italiens et des injures dans ceux qu’occupaient les Juifs. Et moi, je restais seul avec ma lampe à kérosène, et je passais du bon temps à travailler.

Le ciel était bleu. L’aube se levait.

Plus loin, on abattait du bétail. Dans les assommoirs, les vaches mugissaient. Et je les peignais, car je ne dormais pas la nuit. Une semaine passait sans que personne nettoie l’atelier. Des tableaux, des coquilles d’œuf, des boîtes vides de bouillon à deux sous s’entassaient partout. La lampe brûlait, et moi avec elle. Elle brûlait longtemps, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne dans le bleu du petit matin. Alors, je montais dans la soupente, même si l’on pouvait déjà sortir dans la rue pour acheter des croissants frais. Je m’étendais pour dormir. Plus tard, la femme de ménage arrivait ; je ne savais pas si elle voulait vraiment nettoyer l’atelier (c’était absolument nécessaire, mais il ne fallait pas toucher à ma table de travail) ou si elle avait l’intention de monter avec moi. J’aime le sang français. Comme je tentais de m’initier à la peinture française et que j’essayais d’en venir à bout, l’envie me prit de goûter à la chair française.

Pour entrer dans mon atelier, cela prenait un certain temps. Je devais attendre une demi-heure près de la porte. Ce laps de temps était suffisant pour que je mette de l’ordre et que je me change. Car je travaillais nu… En général, je ne supporte pas le poids des vêtements et je n’ai pas envie de me vêtir. Je m’habille sans raffinement.

Pendant que je visitais les écoles et les académies du boulevard Montparnasse, je me préparais activement pour le Salon. Comment allais-je transporter mes tableaux criards à travers Paris depuis La Ruche ?

Un immigrant habile s’agrippe à tout, surtout si on peut en rire. En chemin, mon rickshaw a croisé d’autres Rembrandt qui apportaient aussi leurs œuvres au Salon.

Tous se dirigent vers la baraque des tableaux. Sur les lieux, je comprends rapidement ce qui me distingue de la peinture française traditionnelle. Les tableaux sont accrochés. Dans une heure, le vernissage aura lieu. Le responsable de la censure française s’approche et condamne l’une de mes œuvres à être décrochée : L’âne et la femme. Moi et Tarkhov, nous le persuadons du contraire : « Monsieur, ce n’est rien. »

Correction faite – l’œuvre reste accrochée.

Pour les Français, mes premiers penchants apparaissent sans doute étranges. Et moi, je portais une très grande attention à leur art. C’était pénible et je me suis demandé : est-ce que ce peuple a droit à l’exception pour l’éternité ? Est-il concevable que, durant une brève période, un autre peuple atteigne aussi le succès ; qu’il s’approprie le droit à l’originalité, même auprès des Français ? Je ne connais pas un seul peuple qui pense comme eux, à savoir qu’ils incarneraient la quintessence dans le domaine de l’art, sujet sur lequel ils ont raison. Et cela, ils l’affirment sans retenue.

L’ironie à l’égard d’un étranger est insoutenable et infondée. Et je dois avouer que lorsque je me trouvais à Paris avec de telles pensées, j’ai songé plus d’une fois à comploter contre cette tradition ; contre la certitude de leur conscience artistique.

*

Extrait de Marc Chagall, Mon univers. Autobiographie, traduit du yiddish par Chantal Ringuet et Pierre Anctil, Montréal, Fides, 2017, p. 104-106.

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Chantal Ringuet est écrivain, traductrice et chercheuse affiliée à l’Institut européen Emmanuel Lévinas de Paris et à l’Université Brandeis de Boston.

Lire les chroniques de Chantal Ringuet sur Jewpop

1 Entre le texte original en yiddish datant de 1925 et la traduction française (considérablement augmentée) de 1931, il y aurait eu une autre version en russe, qui a probablement été perdue. Voir à ce sujet la genèse de l’œuvre par l’Américain Benjamin Harshav dans Marc Chagall and His Times : A Documentary Narrative, Stanford University Press, 2003.

© visuels : Reclining Nude, Marc Chagall, Paris 1911 / Fides / DR

Article publié le 8 juin 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop

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