« Debout à l’entrée, le fils de Japet soutient vigoureusement le vaste ciel de sa tête et de ses mains infatigables. »
(Hésiode, théogonie.)
Dans une pensée par associations d’idées – par exemple en psychanalyse, ou plus agréablement, dans le célèbre jeu « Pyramides » – le mot bibliothèque ne devrait pas, en principe, évoquer le danger, ou, sinon, un danger plus que relatif ; on supposerait cette association comme, au minimum, névrotique, ou de nature à annihiler les chances de remporter tout gain. Cheminée, odeurs d’encre et de papier, couvertures craquantes, viendraient avec moins d’hésitations.
Et pourtant…
Et pourtant, si cette bibliothèque est pleine à craquer de livres, si au lieu d’une, il y en a trois pleines à craquer, si elles se trouvent à proximité d’un lit, leur rangement devient une nécessité presque vitale, de ces nécessités permettant que votre réveil soit le fait de l’alarme que vous avez réglée au coucher et non causé par la rencontre brutale de « l’Idiot » de Dostoïevski avec votre visage.
À la fin de cette introduction fastidieuse, vous avez donc compris que le névrosé et/ou le perdant au jeu télévisé : c’est moi ; en fait, surtout le névrosé.
Cette jolie névrose, outre causer les regards en accents circonflexes de mes interlocuteurs écoutant mes étranges baratins (« du bla bla » dirait une personne qui me connaît intimement), suppose aussi quelques gênes que j’ai honte d’afficher : le besoin d’acheter plusieurs livres par semaine, et une angoisse amusante lorsque le nombre de textes en souffrance, c’est-à-dire encore à lire, atteint la dizaine.
Et pourtant…
Et pourtant, je n’ai pas eu le courage d’acheter « Si c’était à refaire », nouveau roman de Marc Levy. Des semaines que je rôde autour du rayon le présentant dans trois FNAC, deux Virgin, tous les Gibert Joseph et Jeune de Paris (c’est bon, trois marques sont citées, on ne me taxera pas de publicitaire malin), ainsi que moult librairies, sans me décider à en prendre un exemplaire et aller en caisse.
La sueur froide qui me coule le long du dos me rappelle le temps des vidéoclubs et de mes escapades de quelques instants dans les rayons de films pornographiques : oh, surtout, ne pas se faire surprendre avec en mains cette boîte à la jaquette si…expressive.
Et même les conseils de proches ne suffisent pas à me pousser à l’action : « achète-le, puis rends-le après… » Car il ne s’agit pas d’argent mais de l’obligation de passer une fois (enfer…) en caisse avec le volume, puis une seconde (…et damnation), et de devoir affronter les regards ironiques en caisse : devrais-je prendre une édition de la Pléiade pour faire passer cette lecture perverse ou demander un paquet cadeau afin d’affirmer que « non, le livre n’est pas pour moi, voyons ! »
Et pourtant…
Et pourtant, il faut bien, hypocrite que je suis, réaliser la critique de ce roman. J’entends déjà vos hurlements « mauvaise foi ! », « snob ! », « prétentieux ! » et autres invectives allant de l’ironie au pire. Et, pour rajouter à votre charge, je suis de ceux, dont l’objectivité parfois mise en sourdine pour cause d’affectivité débordante, qui savent d’ores et déjà ce qu’ils écriraient sur n’importe quel roman de Marc Levy.
Dans le souci de ne pas choquer, je vous épargnerai donc mon opinion, ou la vérité littéraire quant à l’absence de style, de musicalité dans son œuvre qu’on peut difficilement qualifier de littéraire ; je vous épargnerai mon opinion sur ses histoires qui tiennent du mauvais scénario de série tv, sur la psychologie de ses personnages qui se résume à confirmer ce qu’une morale pseudo-libertaire et sentimentale nous dicte sous l’empire du kitsch.
Et pourtant…
Et pourtant, en étant objectif (je le suis aussi parfois), il faut avouer que Marc Levy a un rôle essentiel dans le monde de l’édition : tel le Titan Atlas portant la voûte du ciel, Marc Levy porte la littérature sur ses épaules. Ses ventes permettent à un secteur souvent menacé de ne pas s’effondrer. Qu’importe le talent, pourvu qu’il nous donne l’ivresse, pour parodier Musset.
Vouée aux gémonies, son œuvre permet à celle d’écrivains peu vendus d’avoir une chance d’exister.
Qui se souvient d’Eugène Sue, l’un des gros vendeurs du XIXè siècle avec ses feuilletons comme « les Mystères de Paris » ou « le Juif errant », dont le style était naïf mais faisait communier chaque semaine ses lecteurs, dont on dit que certains malades essayaient de vivre encore afin d’en avoir la suite, et qui a permis au « Journal des débats » de continuer à être publié avec d’autres plumes telles que Victor Hugo ou Balzac, ce dernier toujours en recherche de publication pour éponger ses dettes ?
Qui s’en souvient ?
La postérité est une tueuse ironique, elle donne parfois la gloire dans la mort quand elle assassine la gloire qui fut vivante…
Alors, je sais que mon opinion sur les qualités littéraires de Marc Levy sont sûrement justes, je sais aussi qu’aucune critique virulente ne découragera ses lecteurs (est-ce d’ailleurs mon objectif ?), et je sais surtout que demain, il sera peut-être oublié, sa gloire sera racornie comme une feuille d’automne ; mais je sais surtout, j’espère, qu’elle aura permis aux livres de continuer de s’écrire.
Jonathan Aleksandrowicz
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Article publié le 21 mai 2012. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2014 Jewpop