Un Occidental en voyage en Inde sera surpris de trouver Mein Kampf un peu partout. Sur les étals de rue trônant bien en vue au milieu de livres populaires, en vente dans les gares, traduit en anglais et dans presque toutes les langues du sous-continent, Hindi, Gujarati, Malayalam, Tamoul, Bengali… Publié pour la première fois dans le pays en 1928, l’ouvrage est devenu un best-seller. Sa version en anglais s’est écoulée à plus de 200 000 exemplaires depuis 2003, éditée par la maison d’édition Jaico, et le livre se classe à la 11ème place des meilleures ventes d’Amazon India en téléchargement. Pourtant, l’antisémitisme n’est pas un sujet en Inde.
Une étrange fascination pour Hitler
Comme le soulignait le président de la communauté juive de Bombay cité dans un article de Libération en 2016, «nous n’avons jamais été persécutés par une caste ou une religion quelconque». Reste cette étrange fascination de nombreux Indiens pour Hitler, étonnant effet boomerang du symbole de la svastika qu’il emprunta à l’hindouisme. Les médias indiens et internationaux s’en font régulièrement l’écho, d’un homme d’affaires commercialisant une “collection nazie” de parures de lit imprimées de croix gammées, à l’ouverture en 2006 à Bombay d’un restaurant nommé Hitler’s Cross (la croix d’Hitler), qui avait alors provoqué un scandale. Sous la pression des leaders de la minuscule communauté juive de la ville (5000 âmes pour une mégalopole qui compte… 20 millions d’habitants !), son propriétaire avait finalement accepté de changer le nom de son établissement. Pour lui, il s’agissait d’un « malentendu », expliquant que son seul point commun avec Hitler aurait été sa « volonté de conquérir le monde, non par la force mais par la qualité de sa cuisine et de son service » (sic).
Un extrait du film « Sholay »
Hitler à Bollywood
« Hitler Didi » (non, il ne s’agit pas d’une reprise du tube de Khaled en version nazipunk), série qui a ravi les téléspectateurs indiens fans de soap, était ainsi titrée en référence au caractère intraitable et irascible de son héroïne principale ! Du côté de Bollywood, c’est d’abord le film culte Sholay (1975), un « Wester Curry » qui reste l’un des plus grands succès de l’industrie cinématographique indienne à ce jour, qui imposera Hitler en personnage comique à travers le rôle de Jailer, un gardien de prison sosie du dictateur, et contribuera à sa popularité auprès des spectateurs indiens.
La bande-annonce du film « Gandi to Hitler »
Il faudra attendre 2011 et le délirant « Gandhi to Hitler » pour retrouver Adolf à Bollywood. Le point de départ du scénario : deux lettres envoyées à Hitler par Gandhi, ce dernier tentant de le persuader, à la veille de la guerre, de mettre fin à ses ambitions meurtrières. Le tout sur fond de bunker, l’action principale rappelant furieusement le célèbre film « La Chute » où brillait Bruno Ganz. Mais ici, c’est un casting indien que n’aurait pas renié Mel Brooks, même si le film n’a rien d’une parodie. Cerise sur le gâteau, il sera présenté au… Festival de Berlin, où les critiques hésiteront entre consternation et franche hilarité.
Un film à voir en famille, en dégustant des « Hitler ice cream », après avoir offert à ses bambins un livre pour enfants (publié en 2016) figurant Hitler aux côté d’Obama et de Gandhi parmi les « grands leaders » de l’Histoire. Les geeks indiens ne sont pas oubliés par la vague hitlérienne, avec des tapis de souris à l’effigie d’Adolf, bardés de ses citations.
“La plupart des Indiens qui achètent Mein Kampf ne le lisent pas”
Comment expliquer cette appétence des Indiens pour le Führer ? Pour nombre d’historiens locaux, l’une des raisons de cette fascination réside dans l’ignorance manifeste des Indiens sur les sujets du nazisme et de la Shoah, dont ils se désintéressent totalement. Au point de considérer Hitler comme un personnage « acceptable », voire populaire. S’y ajoute les lacunes d’un enseignement sur la Seconde Guerre mondiale qui occulte volontairement l’Holocauste. Pour Shivam Vij, journaliste à New Delhi, ce phénomène de fascination relèverait surtout de ce qu’il nomme «iconophilie». Les Indiens adorent, explique-t-il, s’approprier les images de personnages célèbres, même quand ceux-ci n’ont rien à voir avec leurs convictions. Selon lui, «La plupart des Indiens qui achètent Mein Kampf ne le lisent pas. Le personnage de Hitler fascine le propriétaire du livre, et il l’expose dans son salon.» Heil déco !
La légion indienne d’Hitler
Mais il faut plonger dans l’histoire récente de l’Inde pour mieux comprendre les ressorts de ce culte, et ses résonances et possibles conséquences sur la vie politique indienne. Professeur d’Histoire à l’université de Delhi, Anirudh Deshpande explique dans une interview au Times of India que les Indiens ont été influencés par l’idéologie fasciste dès les années 30, « en particulier les castes supérieures, persuadées qu’elles étaient les cousins aryens des Allemands », l’historien confirmant encore que « L’Indien moyen qui admire Hitler ne sait pas grand chose de lui… », ajoutant que « les échecs répétés de l’État ces 30 dernières années ont discrédité la démocratie et renforcé les populismes, semant les graines d’un possible fascisme ». Comme un léger parfum d’Europe…
Chandra Bose et Heinrich Himmler
Ces « graines de fascisme » ont-elle été semées par l’un des plus populaires personnages politiques de l’Inde, méconnu en France, Subhas Chandra Bose ? S’opposant à Gandhi sur sa stratégie de non-violence, Bose, surnommé par les Indiens Netaji (chef respecté), fut l’un des principaux dirigeants indépendantistes à l’époque de la colonisation britannique. Au nom de l’anti-colonialisme, il s’alliera à l’Allemagne nazie et à l’Empire du Japon contre l’Empire britannique durant la Seconde Guerre mondiale. L’épisode du corps indien de la Waffen SS, destiné à lutter contre les Britanniques et composé de prisonniers de guerre indiens de l’armée anglaise détenus par les Allemands et les Italiens en Afrique du nord, qu’il créera avec le soutien de Himmler, est resté confidentiel. Ces soldats seront pour la plupart envoyés en Hollande et en France pour consolider le Mur de l’Atlantique… Bose mourra dans un accident d’avion à Taiwan en 1945, et son aura depuis reste immense en Inde. Les soldats de sa « légion », de retour après l’armistice, devaient être jugés pour trahison par les autorités Britanniques. Les protestations furent telles que les Anglais abandonnèrent les poursuites, l’événement devenant l’un des actes fondateurs de l’indépendance indienne. Considéré comme un héros, Bose jouit d’une immense popularité dans le pays, qui a donné son nom à l’aéroport international de Calcutta, nonobstant ses affinités hitlériennes. Il est aussi l’une des références idéologiques du BJP, le parti au pouvoir en Inde aujourd’hui.
Narendra Modi, gourou de la dominance hindoue
Narendra Modi, ce nom ne vous est sans doute pas familier si vous ne suivez pas l’actualité de la vie politique indienne. Le Premier ministre et chef d’État issu du parti fondamentaliste hindouiste nationaliste BJP, qui a remporté une victoire historique lors des récentes élections législatives de mai 2019, a pour ambition affichée la restauration d’une nation hindoue. Un credo qui pourrait bien voir l’Inde basculer dans le fanatisme, avec pour cible les minorités religieuses, musulmanes d’abord en ligne de mire, mais aussi chrétiennes et juives.
Comme l’explique Sylvie Guichard, maître d’enseignement et de recherche en Histoire de la pensée juridique et politique à l’Université de Genève (Suisse) et spécialiste de l’Inde, dans une interview à la RTBF, «Le BJP fait la promotion de cette idéologie qui est un mélange de religion et de culture et qui défend l’idée que l’Inde est une nation hindoue. Donc les symboles nationaux, l’histoire de l’Inde, doivent être reliés à la composante hindoue et les minorités, comme les musulmans, les chrétiens ou les juifs doivent, selon eux, se conformer à cette dominance hindoue ».
Narendra Modi
Les musulmans sont évidemment les premiers visés par cette idéologie, réminiscence de l’indépendance et de la partition de l’Inde. Considérés comme des « envahisseurs » et « ennemis du peuple » par les nationalistes hindous, ils sont les premières victimes des émeutes communautaristes qui ensanglantent le pays depuis des années, rappelant les pogroms subis jadis par les juifs.
Narendra Modi a débuté sa carrière politique comme militant du RSS, ce parti nationaliste dont l’un des membres, Nathuram Godse, a assassiné le Mahatma Gandhi. L’autre allié du BJP est le Shiv Sena, qui « expose fièrement dans son QG le portrait d’Hitler », comme le souligne l’écrivain et auteure d’Apatride (Éditions de l’Olivier) Shumona Sinha, dans un article publié par Libération le 31 mai 2019, notant qu’ «aucun parti politique n’a pris de mesure contre la vente libre de Mein Kampf, qui est un best-seller en Inde » et précisant qu’«au lendemain des élections de mai 2019, de jeunes électeurs du BJP ont revendiqué ouvertement leur adoration pour Hitler : “J’adore sa personnalité, j’espère que notre chef d’État Modi lui ressemble vraiment”, “Ouais, quelques Juifs sont morts, et alors ? Cela ne nous concerne pas.”#LesInconnus
Si pour la plupart des adversaires de Narendra Modi, le succès de Mein Kampf et la popularité de Hitler en Inde sont imputables aux dérives du nationalisme hindou, il semble cependant difficile d’établir un lien politique direct et un rapprochement idéologique flagrant. La fascination qu’exerce Hitler au sein de cette formidable puissance émergente relève sans doute plus du domaine de l’ignorance que de celui de la glorification idéologique.
En souhaitant que les mots d’un pessimisme terrible de l’auteure indienne Shumona Sinha ne soient pas prémonitoires : « Grave est le destin de l’Inde, otage des fanatiques nationalistes. L’avoir comme voisin revient à vivre au côté d’un volcan prêt à exploser ».
Alain Granat
© photos : DR
Article publié le 13 juin 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop
Je trouve déplacé de critiquer Modi qui est un des meilleurs amis d’Israël. De plus, le nombre de Mein Kampf vendus en Inde correspondrait à une centaine de livres vendus en Belgique sur la période considérée. Pas de quoi en tirer des conclusions.