Bagneux-Jewpop

Bagneux, ton univers impitoyable

10 minutes de lecture

 
 
J’ai découvert récemment que Bagneux était aussi une ville. Avec son quota de HLM, de pressings, de Franck Provost et de boulangeries. Pour moi, Bagneux c’était juste le nom d’un cimetière. À force d’entendre mes parents dire « on va encore à Bagneux », ce nom était rentré dans mon inconscient comme un lieu exclusivement dédié aux enterrements. Je n’avais jamais imaginé que de vrais gens pouvaient habiter Bagneux. J’étais stupéfaite. Un peu comme le jour où, en première année de maternelle, j’ai découvert que je ne m’appelais pas « boubelè zis maindélè shein »*, mais Ella, en quatre lettres. Et au fil du temps, j’ai commencé moi aussi à me rendre à Bagneux. Et j’ai décelé des choses que personne ne m’avait racontées.
 

Bagneux-Jewpop

 
J’ai d’abord observé que les allées de Bagneux en voiture, c’est un peu comme Mario Kart. Plein de parallèles (non ça c’est Pac-Man, ceci dit), pas de feu rouge, pas de sens interdit, pas de limitation de vitesse. Le but est d’arriver en premier afin de garer sa voiture dans le bon sens pour repartir. Au premier bruit de moteur du convoi, une désorganisation méthodique se met en place. Une course-poursuite s’organise. Joseph, un grand-oncle habitué des lieux, qu’il fallait covoiturer depuis la Place des Vosges, me lance : « Ella, vite ! Prends le rond-point à gauche dans l’autre sens ! Ils vont tous passer par l’allée centrale, nous on va contourner par la parallèle, on arrivera en premier et on pourra mettre la voiture au plus près ». Trois voitures me suivent. Je me fais presque doubler ! Des voitures sont déjà garées. Nous sortons et rejoignons le groupe alors que commence l’éloge de Lucette Abitbol.
 
Joseph : On s’est trompé ! C’est pas l’enterrement d’Hannah !
Simon (son frère, qui nous avait suivi) : Y a des séfarades enterrés à Bagneux ? Ils sont pas tous à Pantin ?
Joseph : Faut croire… Il paraît qu’il y a aussi des goys, tu savais ? Ha regarde, c’est la tombe de Max ! Incroyable, ils l’ont mis à côté d’Isaac ! Ils se détestaient déjà en Pologne et encore plus en arrivant à Montreuil. Et maintenant ils sont à côté, Oï vey ! Tu sais, d’ailleurs sa soeur Haya, elle…
Simon : Red nicht** Joseph, Sarah t’écoute !
Joseph : Arrrh. Si on peut plus rien dire… Ella, en voiture, on file !
 

Pompes funebres Oran JewPop

 
 
 
On devrait dire à Waze de répertorier les divisions. Car pour éviter le trafic on est au point, mais alors pour retrouver à temps le bon enterrement, on est à l’abri de rien et surtout pas d’une cérémonie « sfarde », comme ils disent sans prononcer le « é ».
 
Nous arrivons pile au moment du discours. Le Grand Rabbin Olivier Kaufmann, retenu pour une cérémonie des déportés, est remplacé au pied levé par un rabbin inconnu de la famille, qui, ne sachant pas que Szjtein se prononce « chteïn », se trompe plus de dix fois en récitant le nom de la famille, oubliant au passage une sœur dans son éloge et saccageant l’hommage dû à la défunte. Je vous passe les débats interminables ayant précédés l’enterrement, sur les volontés de Hannah que l’on récite ou non le Kaddich, prière qui sera finalement lue par un frère, mais successivement interrompue par la mélodie endiablée de bal beli oto d’un téléphone portable, puis par le bruit des menus centimes que le type de la Tsedaka agite ostensiblement dans sa tirelire en conserve à l’effigie du Rabbi Loubavitch.
 
Arrive le moment de verser une poignée de terre sur le cercueil, après avoir attendu 15 minutes à la queuleuleu entre les tombes dans un froid polaire (j’ai remarqué qu’il faisait toujours froid à Bagneux, même le 15 août, ça doit venir de l’anticyclone de Cracovie), où immanquablement, Joseph se trompe et jette 4 pièces dans le caveau au lieu de vider sa petite pelletée de sable. Enfin, tout le monde se retrouve dans l’allée, y compris le shnorrer*** de service. Vous savez, celui qui n’a pas vu la famille depuis des années, dont on sait à peine comme il a été informé de la nouvelle. Celui qui vient pour le pickel et les harengs, et qui se lève le premier pour porter le cercueil avant la mise en terre. Celui dont la logorrhée verbale est pire que la drasha d’un rabbin bac -5. Celui qui, comme à chaque fête, vous demande, « alors Ella, t’en es où toi, t’as pas un petit chéri ? Tu sais, j’ai bien connu ta tante qui… ». Il est interrompu (et moi sauvée), par un ancien élève de Hannah du temps où elle enseignait à l’école publique près de République. Romain Dasguerres se présente et me demande, gêné :
 
« Excuse-moi, tu as l’air de bien connaître la famille. Pourquoi ils me demandent tous « à qui le tour ? »
Et moi de lui répondre : « mais non, ils te disent a git your**** » !
 
 

Bagneux-Jewpop

 
Je suis repartie seule, laissant sur place Joseph qui voulait profiter du déplacement pour faire une grande tournée. Dans ma voiture, j’ai repensé à la phrase de Woody Allen « si l’au-delà existe, c’est à quelle distance du centre ville ? C’est ouvert jusqu’à quelle heure ? ». Et j’ai médité…
 
Du burlesque de la situation, je me suis souvenue de mes grands-parents. Des chaises pliantes marron et ocre. Du goût des cornichons au tonneau. Du tchaïnik électrique. Des parties de bridge et de rami. Du sachet de thé que l’on ne jette pas, mais que l’on partage à 3 tasses.
 
Alors c’est sûr, on ne meurt qu’une fois. Et un enterrement, c’est pas comme un mariage, on ne choisit pas ses invités, ni à côté de qui on veut être placé. On a pas non plus de deuxième chance (ni de troisième). Et après ? Après, il y a tout le reste. Tout ce qui nous est cher. Qui marque nos sens. Ce qui ressuscite au détour d’un accent entendu dans le métro. Ce qui maintient l’émotion intacte. Tout ce que cette génération nous a laissé en héritage. L’humour en premier. À la vie. Lehaim.
 
Ella Klein
 
* en yiddish : « ma beauté de petite fille »
** en yiddish : « Tais-toi ! »
*** en yiddish : « profiteur, tapeur »
**** en yiddish : « bonne année ! »

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8 Comments

  1. Merci pour cette visite du cimetiere de Bagneux.
    J’y habite (oui il y’a des juifs à Bagneux) et pourtant le cimetiere m’est étranger. Et j’espère pour longtemps

  2. que j’ai souri ! merci merci pour ce moment de sourires (même si sur le fond un enterrement c’est hyper triste !)

  3. Et la Pologne par ci et la Pologne par la et gnagnagna…
    C est d un primitif arriéré! Surtout quand on pense que c est les mêmes qui critiquent le fait que des personnes âgées ayant eux mêmes vécu en Afrique du Nord se rappellent de leurs souvenirs (ce que je n aime pas non plus).
    Mais enfin bon ne disions nous pas en Alsace avant la guerre « ramène moi un goy/a mais pas un polonais « 

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