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La jouissante de Tel-Aviv

9 minutes de lecture

 

Au cœur de l’été, il fait bon se balader à Tel-Aviv. D’ailleurs, n’est-ce pas la ville du Proche-Orient où l’on se balade ? Pas seulement la cité « qui ne dort jamais », celle où l’on festoie jusqu’au petit matin, comme le veut le dicton. Que l’on se balade du square Dizengoff jusqu’à la plage, de la jolie rue Shenkin au majestueux boulevard Rothschild ou encore, du port vers Jaffa, les occasions qui se présentent au promeneur sont pratiquement infinies.

 

Il en va ainsi car depuis le début du XXe siècle, les rêves de milliers de femmes et d’hommes se sont greffés à sa blancheur. Ville érigée from scratch au milieu des dunes en 1909, Tel-Aviv s’apparente à un royaume éclectique, un brin clinquant, où se croisent les destins d’individus créateurs et exubérants. Les rues suintent la jeunesse, la (dé)construction et la nouveauté. L’érotisme, aussi. Il suffit de s’attabler à la terrasse d’un bar à salades en fin de matinée, au plus chaud de la saison estivale, pour le découvrir.

 

 

Tel Aviv, juillet 2008. Au coin des rues Dizengoff et Jean-Jaurès, il y avait un bar à salades avec une terrasse agréable. Un endroit simple, au centre de la cité, qui servait du frais. On était en fin de matinée, il devait être 11 h 30. Il y avait un plein soleil. Dès qu’on sortait, que l’on quittait la zone de confort à l’intérieur des immeubles où la climatisation fonctionnait à plein régime, la chaleur intense de juillet descendait sur nos épaules comme une chape de plomb. Je me suis attablée. Une serveuse sym- pathique est venue prendre ma commande. Quelques mi- nutes plus tard, elle m’a servi une lemonada. C’était sucré, pétillant, légèrement sirupeux. Aussitôt, une cascade de gémissements et de cris a déferlé vers la terrasse. J’ai tendu l’oreille : une femme était en train de jouir. Elle gémissait, hululait, geignait, puis s’exclamait. De toute évidence, c’était intense, profond, savoureux. Rien à voir avec une scène ludique, quand l’excitation accompagnée de hauts cris perchés frôle la comédie. Rien à voir, en somme, avec une jouissance ridicule. Le rythme était constant, ascendant. L’atmosphère devenait corsée. La montée était progressive et balisée, ponctuée de relents de vif plaisir.

 

Soudain, j’ai eu très soif. J’ai siroté ma lemonada, puis j’ai voulu en commander une autre. Une saveur s’est déposée dans ma gorge. Elle atteignait le bout de ma langue et semblait se prolonger hors de moi ; elle se fondait à l’odeur et aux bruits de la rue. Ce paysage animé, accentué de sons percutants, me laissait un goût rond en bouche. La jouissante s’est mise à crier d’une voix en crescendo : l’orgasme était complet, la voix féminine qui se tenait derrière ces sons langoureux était magistrale. Devant moi, la ville continuait d’être animée par les passants et la circulation automobile. On entendait quelques bruits de klaxons, quelques moteurs d’autobus. J’ai pensé : « Voilà un tableau urbain odorant, sensuel, organique ». La scène était dépouillée au maximum, le tableau, quasi parfait.

 

On dit de certains vins qu’ils sont « ronds en bouche ». Pourquoi ne dit-on pas de certains amours qu’ils sont « ronds en sexe » ? Ce mélange de saveurs, de sons et d’odeurs – effluves, parfums, liquides –, voilà ce qu’il m’inspirait. Depuis l’appartement au-dessus de la terrasse, l’amour rond en sexe m’était offert gratuitement. C’était bien meilleur qu’une scène chaude dans un film érotique, dans une vidéo soft porn. Oui, c’était bien meilleur, parce que c’était live. Et aussi, parce qu’on ne voyait rien. On avait le loisir d’imaginer la scène, les gestes, les corps, les ombres. C’était à la fois explicite et discret. Le tableau entier donnait envie de s’abandonner à la volupté, de pas- ser la journée entière, puis la soirée à faire l’amour. Quitte à tout laisser de côté : le travail, les rendez-vous, les tâches professionnelles. Au-dessus de la terrasse du bar à salades, le sexe était bon. Et cela donnait très envie de faire pareil. Oui, cela donnait très envie de se retrouver en plein jour dans un autre appartement de la rue Dizengoff et de jouir librement derrière des fenêtres ouvertes. Je me suis dit : « Au fond, c’est ça, la vraie vie : elle s’incarne dans les choses simples et fraîches, elle nous tient en mouvement dans un instant sublime où l’on croirait frôler l’absolu ». Dans ce maelström urbain où les couleurs, les saveurs et les sons coulaient à profusion, l’intensité atteignait un apogée. En un mot, c’était délectable. J’étais le témoin d’une véritable jouissance inscrite dans le quotidien : entrelacement de l’appétit et du désir, du bruit et de la musique à la jonction de l’intime et du public. Dans la ville blanche, le cri du vivant en train de s’extasier relève du droit privé. Qu’il soit offert ainsi, en partage, relevait presque d’une bénédiction. Et celle-ci nous ramenait bien loin de la sainteté, au cœur de l’essence de Tel Aviv.

 

Extrait de Un pays où la terre se fragmente. Carnets de Jérusalem, de Chantal Ringuet, Montréal, Linda Leith Éditions, 2017, p. 176-178.

 

Chantal Ringuet est auteure, traductrice et chercheuse affiliée à l’Institut européen Emmanuel Lévinas de Paris et à l’Université Brandeis de Boston.

 

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© photos : Alain Granat, Jewpop / DR

Article publié le 19 août 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop
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